Yasmina Reza

Textes composés par les étudiants
du cours ATELIER DE LECTURE ET ECRITURE CREATIVE,
inspirés par 'Art' de Yasmina Reza.

Le prix

Patricia, orthodontiste, est sérieuse, carrée et normalement polie mais agressive si quelqu’un croise le fer avec elle. Elle campe sur ses opinions.
Jeannette
, professeure de lycée, enseigne l’art dramatique. Enjouée, espiègle et décontractée, elle adore occuper le devant de la scène.
Anne
, orthophoniste, est intelligente et mesurée. Elle bégaye légèrement quand elle est stressée.

Ces trois amies de longue date se sont rassemblées pour leur réunion annuelle. C’est le jour où le gagnant du prix Nobel de littérature a été annoncé. Cet épisode se passe chez Patricia après un dîner bien arrosé.

PATRICIA. Inconcevable ! Bob Dylan le gagnant du prix Nobel ! Dylan, le dilettante ! Les juges devaient être cinglés. Bourrés, probablement !
JEANNETTE. Pourquoi pas, Bob Dylan ? C’est un récipiendaire méritant, je crois.
PATRICIA. Un vieux rocker qui écrit du baratin et qui ne pourrait même pas chanter pour sauver sa peau ! Tu plaisantes ! Qu’en penses-tu, Anne ?
(Anne se prépare à parler mais Jeannette intervient.)
JEANNETTE. Du baratin ? Vraiment ? Eh bien, plusieurs générations ont été séduites par ce ba-ra-tin. (Elle fait un clin d’œil à Anne en fredonnant une ligne de ‘Blowin’ in the Wind’.)
PATRICIA. Précisément ! « La solution, mon ami, souffle dans le vent. » Taratata ! Qu’est-ce que ça veut dire ? La solution à quoi ? Ses chansons ne sont que des paroles en l’air, n’est-ce pas Anne?
JEANNETTE. Oh Pat ! C’est de la poésie ! Quelquefois tu es une grosse bêtasse ! Allons-y ! Chantons-la ensemble. (Elle chante en faisant semblant de diriger une chorale.)
PATRICIA. Ça suffit ! C’est sérieux. On donne le prix Nobel à une grande gueule. Pourquoi ? Donne-moi une seule raison… Anne ?
JEANNETTE. La réponse, mon amie, est …
PATRICIA. Tais-toi ! J’en ai marre de tes opinons. (Elle se tourne vers Anne.) Eh bien ?
ANNE. (mal à l’aise, elle bégaye) …Euh, ppeut-être un GGrammy aurait été plus… mais… si on considère le ddébut de notre ttradition…
PATRICIA. Alors, accouche !
ANNE. …les pparoles ont toujours été accompagnées par la mmusique … Il y avait Sappho et Homère…
(Jeannette et Patricia parlent fort en même temps.)
PATRICIA. Homère ! As-tu perdu la tête ? Tu as des problèmes, Anne !
JEANNETTE. Ça y est ! T’as trouvé, Anne ! Dylan, l’Homère de nos jours ! Le grand Barde !
(Anne se couvre les oreilles et part en courant.)
PATRICIA. Attends, Anne, attends !
(Patricia et Jeannette se regardent en silence, mortifiées.)
JEANNETTE. (gémissant) Qu’est-ce qu’on a fait ?
PATRICIA. Nous avons payé le prix fort pour notre désaccord. Au diable, Dylan ! Au diable, le prix Nobel !

PAR ERIN GABRIELLE WHITE

-

Le Défi

Jeanne – scientifique, conservatrice, traditionaliste, sœur ainée de Solange, vingt-huit ans
Solange – comédienne/dramaturge, anarchique, désordonnée, sœur cadette de Jeanne, vingt-cinq ans
Yolande – professeur d’anglais, sympathique, décontractée, assidue, amie de Jeanne, vingt-sept ans

Les sœurs, Jeanne et Solange, et leur amie Yolande, assistent à la pièce Songe d’une Nuit d’Eté, de Shakespeare. A l’entracte, elles prennent un verre de champagne dans le foyer.

SOLANGE. (avec ferveur) Qu’est-ce que vous avez pensé du spectacle?
JEANNE. (anxieusement) C’est vraiment étonnant. Je m’attendais à un spectacle classique mais ce n’est pas du tout conventionnel. Honnêtement, je suis un peu choquée…
YOLANDE. Pourquoi es-tu choquée, Jeanne ? A cause de la production, du décor, du langage, des performances ?
JEANNE. C’est parce que ce spectacle est entièrement différent d’une production excellente à laquelle j’ai assisté il y a plusieurs années où le décor ressemblait à une forêt avec des arbres et des feuilles de différents tons de vert, pas une scène spartiate en blanc et noir. En plus, les performances sont trop sexuelles. La pièce est une comédie, n’est-ce pas ?…
YOLANDE. Oui, il s’agit du mariage, d’une intrigue complexe, d’erreur d’identité et il y a pas mal de jeux de mots. Mais les comédies ne nous font pas toujours rire.
Solange s’avance vers Jeanne.
SOLANGE. (assurée) Je suis d’accord, cette comédie ne nous fait pas rire, je la trouve provocatrice. Il y a des moments assez marrants mais il y en a qui sont déconcertants, sombres ou imprévus. Le texte est énormément subtil…
Un petit silence.
JEANNE. (vexée, à Solange) Tu penses que le texte est trop subtil pour moi ?…Que je ne peux pas forcément le comprendre ? …
SOLANGE. Il y a des moments déconcertants, ridicules et troublants. Il faut mettre notre incrédulité entre parenthèses et entrer dans un monde imaginaire, avoir un esprit ouvert…
YOLANDE. (essayant d’être neutre) Je crois qu’il y a un éventail d’interprétations, qu’il n’y en a pas une seule correcte.
JEANNE. (à Solange, affectée) Tu crois que je ne suis pas capable de l’interpréter, que j’ai un esprit terre à terre !…
YOLANDE. Arrêtez. Il est important de respecter les opinions de chacune. Nous avons toutes raison !
SOLANGE. (regardant Jeanne) Non ! Nous n’avons pas toutes raison. A l’entrée du théâtre, on laisse derrière soi le monde physique pour s’immerger dans un univers parallèle. Il ne faut s’attendre à rien. C’est le défi le plus grand pour tous.

PAR KAREN BRYANT

-

Mme Perle

(La directrice d’école, Mme Perle, une femme âgée, très soignée, est assise derrière une grande table noire vernie. Elle tape à l’ordinateur. On frappe timidement à la porte.)

Mme Perle : (sans lever les yeux) Entrez !
(Hortense, une fille de treize ans, entre craintivement.)
Hortense : Excusez-moi, Madame, on m’a dit que vous… que vous…
Mme Perle : Ah bon, Hortense, c’est toi. Assieds-toi.
(Hortense s’assied. Il y a un silence.)
J’ai besoin de te parler de … quelque chose.
Hortense : (docilement) Oui, madame.
(Un autre silence.)
Mme Perle : (en toussant) Tes devoirs.
Hortense : (rapidement) Oh ! Madame, je vous assure, j’ai fait tous mes devoirs, je suis
absolument à jour, je—
Mme Perle : (en interrompant) Oui, oui, exactement, à jour. A jour. On pourrait dire,
en effet, trop à jour.
Hortense : Madame, pardonnez-moi, je ne vous comprends pas.
Mme Perle : Je parle de ton écriture créative pour cette semaine, que tu as faite pour Mlle
Bernardine.
Hortense : (en s’égayant) Ah oui, Madame, j’adore l’écriture créative, c’est mon sujet préféré –
je fais toujours de mon mieux —
(Elle arrête, en voyant l’expression répressive de Mme Perle.)
Vous … ce que j’ai écrit … ce n’était pas bon ?
Mme Perle : Hortense, ce n’est pas une question de bon ou de pas bon, tu comprends.
Hortense : Pas exactement …
Mme Perle : C’est une question de limites acceptables !
Hortense : Oh.
Mme Perle : Je ne parle pas de la qualité de ton écriture. Je ne sais rien de ces choses. Ça ne
m’intéresse pas.
Hortense : Oh.
Mme Perle : Mais il y a des sujets … certains sujets … alors, en bref, il y a des sujets qu’une
personne ne peut supporter de lire !
Hortense : Ne peut … supporter ?
Mme Perle : Pauvre Mlle Bernardine, elle était si choquée qu’elle a dû s’allonger à
l’infirmerie ! Elle y est toujours ! Elle a presque perdu connaissance quand elle l’a lu !
Hortense : Je suis désolée. Vraiment. Mais …
Mme Perle : Hortense, il n’y a pas de « mais ». « Mais » n’existe pas. C’est très simple. Je ne
vois pas la nécessité d’écrire des choses comme ça. Tu comprends ?
Hortense : Madame, je vous jure, je n’écris que ce que j’ai vu, que ce dont j’ai été témoin, que la vérité —
Mme Perle : La vérité ! Mon dieu ! On ne veut pas entendre parler de vérité dans mon école !

PAR URSULA

-

N’y voir que du bleu

Les personnages
Yvette : Maître de conférences, elle sait s’exprimer. Elle est aussi raffinée, cultivée et de temps en temps, dogmatique.
Laure : Laure travaille dans une garderie. Elle n’est pas sûre d’elle. Toujours crispée, elle a un sentiment d’infériorité. Pourtant, elle a toujours un air supérieur.

Yvette et Laure sont des amies. Elles sont aussi des voisines de palier. Les femmes sont dans la cuisine d’Yvette, qui verse du vin dans deux verres et puis elle donne un verre à Laure.

LAURE. Donc, tu as entendu la bonne nouvelle ? Le gouvernement a décidé aujourd’hui de vendre le tableau « Blue Poles » pour réduire la dette nationale.
Laure prend une petite gorgée de vin.
YVETTE. Et en quoi c’est bien ?
Un petit silence.
LAURE. La vente sera une aubaine pour notre pays … pour l’économie.
YVETTE. Et pour la culture ? Pour les arts de notre cher pays ?
LAURE. Nous avons beaucoup d’artistes qui savent peindre mieux que Jackson Pollock.
YVETTE. Vraiment ? Tu le crois vraiment ?
LAURE. Bien sûr ! « Blue Poles » est une blague … C’est … c’est un abus de confiance.
Regarde ! … Regarde ces peintures par mes gosses …
Elle montre à Yvette des photographies sur son portable.
LAURE. Tu vois ? Ils utilisent encore plus de bleu que Pollock. Ils comprennent
instinctivement la teinte bleue. Tu vois ?
YVETTE. J’en reste bleue ! Tes petits sont de vrais bleus.
LAURE. Très drôle, Yvette. Comme d’habitude, tu es pleine d’esprit. Bravo ! Mais, écoute-moi, mes enfants reconnaissent le chaos quand ils le voient.
YVETTE. Laure, tu ne comprends rien à l’Art. Rien du tout. « Blue Poles » est une oeuvre
extraordinaire. C’est le meilleur exemple d’Expressionisme Abstrait dans le monde.
LAURE. Qui le dit ? Toi, Yvette ? Ou tous les imbéciles sycophants qui disent qu’ils adorent
ce style de peinture ? … Au moins, je sais vraiment ce que j’aime.
YVETTE. Alors, tu as raison et tous les experts ont tort ?
Un silence.
LAURE. C’est possible.
YVETTE. Peut-être, ce conflit d’opinions sur un seul tableau est la raison pour laquelle
« Blue Poles » est un chef-d’oeuvre et, par conséquent, cela vaut la peine de la garder.
LAURE. Toi, tu dirais n’importe quoi pour gagner un débat !

PAR ROSLYN McFARLAND

-

L’objet de mon désir

Les personnages :
Louis, homme d’affaires, qui est intéressé par les antiquités chinoises – environ 45 ans, célibataire.
Jean, professeur d’informatique, environ 40 ans, célibataire.

Louis : Regarde cette petite table élégante, remarque la brillance du bois, en palissandre délicate, si rare.
Jean : Elle ne semble pas solidement construite.
Louis : Cela n’est pas la question, c’est un objet d’art.
Jean : Je ne comprends pas pourquoi une table doit être un « objet d’art ». La table est un meuble autour duquel on s’assied pour manger, avoir une conversation… ou même travailler à l’ordi.
Louis : Dis donc ! Tu ne vois pas que cet objet particulier n’est pas une table ordinaire à usage quotidien, mais une représentation poétique ?
Jean : Poétique ? Et dans quel but ? Pour rester là debout, inutile.
Louis : Non, cette table créée par un maître artisan procure du bonheur à celui qui la regarde.
Jean : Et elle restera là dans sa beauté, toujours statique et silencieuse !
Une pause
Jean : … et tu tombes amoureux d’elle, elle qui demande à être soignée, tu deviens accro, tu dois en avoir toujours plus, tu deviens un collectionneur afin qu’ils se pressent tous autour de toi, et Dieu aide ceux qui pourraient par hasard leur infliger une petite égratignure!
Louis : Mais on doit respecter les objets d’art …
Jean : Il faut respecter les gens davantage !
Un petit silence
Jean: Je ne veux plus aller aux expositions. J’en ai marre de tes antiquités.
Louis : Je ne savais pas que c’était ça que tu ressentais.
Jean : Non ? Tu n’as jamais remarqué que j’y allais toujours pour te faire plaisir.
Louis : Moi, j’ai toujours voulu te montrer d’autres facettes de la vie quotidienne.
Jean : (doucement) C’est mon anniversaire, aujourd’hui. Tu l’as oublié.
Louis : Non, pas du tout. Je voulais t’offrir cette petite table en cadeau, mais…c’est moi qui étais vraiment aveugle…donc….
Jean : Et moi, je dois reconnaître que chacun a le droit d’avoir une passion inexplicable pour n’importe quoi. J’accepte ton cadeau.

PAR MARGARITA

-

Une punition appropriée au crime ?

Les personnages:
SOPHIE, 26 ans, actuaire dans une banque internationale, qui a décidé de réussir dans ce monde des hommes ;
DELPHINE, 24 ans, qui vient de finir son diplôme de médecin, et qui veut devenir psychiatre ; MONIQUE, 25 ans, professeur de langues dans un lycée, pleine d’empathie pour les victimes de la condition humaine.

Toutes les trois viennent de voir un nouveau film australien, ‘La consolation de Joe Cinque’, dont le scénario est une adaptation du livre par Helen Garner, fondé sur un procès réel à Canberra à la fin des années 90. Une étudiante en droit, Anu, a tué son conjoint, Joe, avec des stupéfiants, rohypnol (Flunitrazepam), suivi par deux injections d’héroïne. Sans aucun avis médical, elle s’est persuadée qu’elle avait une maladie fatale et elle a annoncé à quelques amis qu’elle et Joe avaient fait serment de se suicider ensemble. Elle n’avait pas partagé cette idée avec Joe. On l’a jugée coupable d’homicide involontaire parce qu’elle souffrait d’une maladie mentale.
Les trois amies sont entrées dans le café et ont commandé des boissons. Elles s’asseyent à une table

SOPHIE. C’était un bon film. La loi se montre encore incapable de rendre justice aux victimes de crime. Cette femme a évité le châtiment mérité tandis que les parents de Joe restent inconsolables.
DELPHINE. Elle était incarcérée pendant quatre ans et puis en liberté conditionnelle pour le reste de sa sentence de dix ans.
SOPHIE. Combien de personnes qui souffrent de maladie mentale peuvent finir, pendant un tel séjour, un baccalauréat et puis une maîtrise de droit, et en plus, ce n’est pas tout, une dissertation doctorale sur la condition des femmes incarcérées ?
MONIQUE. Sophie, tu es si dure avec elle … Je veux pleurer pour Joe et Anu et tous leurs amis … si jeunes … sans soutien familial … dans un milieu où la drogue foisonne … Ce n’est pas nécessaire d’être dans une prison pour souffrir.
DELPHINE. Diagnostiquer les maladies mentales n’est pas simple …
SOPHIE. Sans aucun doute, si les psychologues sont aussi incapables que celui dans le film.
DELPHINE. Ce n’est pas juste, Sophie. Ils sont tenus de respecter les droits du patient et le droit à la vie privée.
MONIQUE. Il reste aussi beaucoup de honte associée à une maladie mentale.
DELPHINE. Pour le patient et pour sa famille.
SOPHIE. Eh bien, toutes les deux, vous voulez ménager la chèvre et le chou – cette femme était coupable de meurtre et la loi devait les punir, elle et ses amis, particulièrement Rao, la confidente et le lèche-bottes d’Anu.
DELPHINE. Joe était un adulte, responsable de ses actes.
Des boissons arrivent.
Est-ce qu’il est possible de considérer le film comme une œuvre d’art ?
SOPHIE. D’accord. Je dois admettre que les acteurs sont très convaincants dans leurs rôles.
MONIQUE. Oui, et Canberra, la ville elle-même, devient un personnage dans le drame. Les vues aériennes soulignent l’isolation du lieu, les vues des rues et des bâtiments soulignent le confort.
SOPHIE. Et l’ennui d’une ville artificielle.
MONIQUE. En même temps, le film est hors du commun parce qu’il présente un miroir de la classe moyenne australienne, professionnelle, privilégiée …
DELPHINE. En bref, le film reflète nos vies. Et j’aime bien aussi le mélange ethnique d’Australie aujourd’hui.
MONIQUE. ‘La consolation de Joe Cinque’ est un conte moral, presqu’une moralité.
Elles se lèvent pour partir.
SOPHIE. Je n’ai discerné aucune consolation pour Joe, et vous ?
DELPHINE. Non …
MONIQUE. Pas encore, mais cette discussion n’est pas finie.
Après une bise, elles quittent le café vers des destinations différentes.

PAR CARMEL MAGUIRE

Using Format