Maylis de Kerangal

Textes composés par les étudiants
du cours ATELIER DE LECTURE ET ECRITURE CREATIVE,
inspirés par 'Naissance d'un pont' de Maylis de Kerangal.

Angela Jardon

Angela Jardon, vieille femme qui a voyagé dans de nombreux pays et a vu des monuments, des ponts, des montagnes, des galeries, avait le désir de voir quelque chose de si extraordinaire qu’elle était prête à mourir pour ça. Un jour elle s’est retrouvée dans un lieu très étrange.

Un fredonnement, un bourdonnement remplit l’air, mais le son est agréable, rassurant et presque soporifique dans le brouillard épais, qui vous fait rester immobile et écouter ce continuum de son. Angela est toujours debout, comme hypnotisée. Une forme vague d’homme chuchote, ce chuchotement doux et persuasif, dans son oreille : écoute et réjouis-toi, écoute et réjouis-toi… Angela lui obéit, bercée par le son de sa voix. Mais ne ferme pas les yeux, conseille-t-il, il y aura quelque chose de merveilleux qui t’attend.

Soudain tout devient d’un bleu technicolor, ce n’est que le début, murmura-t-il. Angela se tourne et voit un beau jeune homme, au visage à la sagesse d’un angélus. Elle est ébahie. Elle ressent une gentillesse, une bonté qu’elle n’avait jamais connue avant. Elle entend les souches d’une mélodie, quelque chose de familier de son passé, comme une valse. Le tableau devient plus clair maintenant avec des couleurs et des formes, comme si tout cela était une toile géante. Elle est émerveillée et veut danser. Ainsi est-elle entourée d’un rondeau des roses, de toutes les couleurs, dansant la valse, hochant la tête en rythme comme dans une bande dessinée de Walt Disney. Angela est étourdie de joie si bien qu’elle se met à chanter. Un orchestre se joint à elle – ce sont les trompettes de la gloire du matin, vêtues de leurs uniformes violets.

Chantant les chansons, dansant….Elle est extatique et ne veut plus quitter ce paradis. Mais elle se réveille. Ce n’était qu’un beau rêve. Bien qu’elle veuille rester dans ce paradis, elle sent maintenant que quelque chose s’est allumé dans son âme, un désir de peindre sa propre vie, de découvrir les couleurs, la musique, la gentillesse et la joie. Elle n’a plus besoin de voyager pour le trouver.

PAR MARGARITA

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Damien Patrick

Damien Patrick, dit le passionné, vient de passer les douze derniers mois de sa vie à se préparer et se former pour aller travailler comme professeur bénévole de maths et de sciences dans une école secondaire en Afrique. Il a de grands espoirs et idéaux qu’il veut réaliser pendant les deux ans de son contrat de travail avec l’église catholique en Zambie. C’est son premier voyage dans un pays du Tiers Monde. Nous sommes le jour de Noël, 1986.

L’atterrissage de l’avion moderne d’African Airways à l’aéroport de Lusaka se passe sans incident après un vol de longue durée en provenance d’Australie. L’hôtesse de l’air, malgré sa fatigue, est toujours souriante alors qu’elle ouvre la porte de l’avion et souhaite aux voyageurs un bon séjour en Zambie et un joyeux Noël.

La dernière lumière crépusculaire et une atmosphère chaleureuse, soyeuse, humide mais douce saluent Damien quand il descend l’escalier de l’avion.

Son coeur bat un peu plus vite, définitivement plus vite que d’habitude, toute l’angoisse et les craintes et l’émotion et l’encouragement et les espoirs et l’épuisement qu’il a vécus chaque jour ces dernières semaines frénétiques pour être prêt restent toujours dans son esprit, mais il est soulagé d’être enfin en Afrique après avoir pensé à ce moment-là pendant si longtemps.

Désormais il peut commencer à faire ses premiers pas sur le nouveau sol dans cet ancien continent. Oui il y aura des obstacles à surmonter mais il est prêt, bien formé et en fait toutes ces pensées le rassurent, franchement il ne se sent pas seul grâce à ces soutiens, en son for intérieur.

À l’intérieur de l’aéroport, Damien observe les douaniers, ils ont l’air sévère, alors il lance un sourire nerveux vers eux pour paraître décontracté et aimable ; il veut que ce premier obstacle se déroule bien. Le douanier lui demande sans le regarder la raison pour laquelle il est en visite en Zambie… Je vais enseigner les maths et les sciences au collège catholique avec les Pères Blancs à Lusaka. Le jeune douanier lève les yeux de son pupitre et il se met à sourire généreusement… mwabombeni ba Father. Damien ne comprend pas ce premier mot, pourtant ça a l’air d’une petite chanson et il a le sentiment fort qu’il vient d’écouter un tout petit chant de Noël inattendu. Merci monsieur pour votre salut c’est très sympa mais je dois vous avouer que je ne suis pas prêtre… Les étudiants du collège seront très heureux d’avoir un vrai prof de maths ba Father Damien, vous allez résoudre tous leurs problèmes, ils vont obtenir de bonnes notes grâce à vos efforts, j’en suis sûr. Shalenipo ba Father.

Damien ne se sent plus seul, cette fois-ci grâce à l’encouragement inespérée de cet homme qu’il ne connaît même pas. Sa mission vient de démarrer.

PAR JOHN

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Alice Avide

Mme Alice Avide, dit Foxy, prend le volant de sa voiture à quatre roues, aux lignes pures, noire et rutilante. Pour faire ce voyage dans son passé, elle a exhorté son amie intime Gabrielle Grincheuse, à l’accompagner à Wapengo, dans le sud de la Nouvelle-Galles-du-Sud. Toutes les deux se sont embarquées avec un esprit frivole, dans le but d’ausculter l’investissement d’Alice. Elles sont ravies. Le projet ? Faire construire une chic tour de dix étages dans la même esthétique que Barangaroo, au cœur de la forêt domaniale. Une vraie éclaircie au-dessus de ce terrain très boisé, ce terrain impénétrable !

En arrivant au lac de Wapengo les deux femmes installent leurs pénates sur la véranda de la baraque pour une coupe de champagne et une cigarette, un plaisir anecdotique. C’est l’ancienne maison d’une oyster farm, aux superbes huîtres, au bord du lac, avec une vue imprenable sur les montagnes de l’arrière-pays et l’étendue sauvage du Brogo, au-delà-de Bega.

Alice veut faire table rase de ce bordel de maison afin de faciliter l’accès à la plage : ce n’est ni chair ni poisson, murmure-t-elle. Un immeuble de vingt appartements pour que les familles aisées puissent passer leurs vacances en toute tranquillité, en tout confort continue-t-elle. Pas de sable sur le parquet comme à présent, mais une moquette facile à nettoyer à l’aspirateur ; pas de mauvaise odeur de conserverie de poissons en bas ; et pas d’odeur de cuisine non plus, parce que on va dîner en ville. Couper ce bosquet qui n’est pas du tout bien entretenu : les feuilles par terre sont négligées, peu soignées, et le bruit des oiseaux le matin et le soir, répété comme un perroquet, est agressif. Cet arbre-là, l’eucalyptus colossal bloque la vue ! Toutes ces vieilleries, à dégager ! Sans dîner, Alice et Gabrielle se mettent au lit. L’une d’elles dort profondément, l’autre ne ferme pas l’œil de la nuit.

A l’aube, Alice est réveillée par les rayons de soleil qui l’ont poussée à la réflexion. Epuisée après une nuit blanche, mais stimulée par ses souvenirs d’une enfance heureuse, elle change complètement d’avis : la baraque va rester intacte – dans le calme – comme dans sa jeunesse.

PAR ROSE CHENEY

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Un voyage dans le désert central de l’Australie

Né à Sydney, Laurent de Leau, dit le Coquille, a toujours grandi avec la plage comme cours de récréation. Né à Alice Springs, Sam de Sable, dit le Lézard, s’est toujours senti chez lui dans le désert. Ils font une randonnée le long du chemin de Larapinta dans le Désert Central de l’Australie : 223 kilomètres pendant 10 jours.

Laurent a hésité à accepter cette proposition de Sam qu-est-ce qu’on va faire dans ce désert, mon vieux ? Il n’y a rien y voir sauf le sable. Sans la mer ! Mais son ami l’a convaincu.

Alors, le Coquille s’est trouvé à la première aube au départ de la piste, au milieu de nulle part, les yeux sur l’horizon lointain, un peu courbé en avant sous le poids de son fardeau, son swag attaché dessous, la sueur coulant déjà sur le dos, et les mouches dansant frustrée autour de la moustiquaire qui couvre son chapeau plein de trous et son visage rouge.

Chaque jour, il y a la chaleur, parfois oppressive. Le soleil fait des étincelles sur les pierres, partout le sable ocre rouge, et les mirages flamboyants flottent sur l’horizon entre la terre et le ciel. Un grand silence passe continuellement. Mais au fil des jours, le Coquille s’habitue à ce soleil, ce ciel, ce silence.

Vers midi chaque jour, sous l’immobilité du soleil, ils arrêtent pour se reposer et manger un peu de leur ravitaillement, choisi soigneusement. Assis sur son sac à dos sans ombre, le Coquille remarque de plus en plus l’activité dans l’espace autour de lui : les petites souris du désert s’enfuient aussitôt qu’ils ils approchent ; les fourmis travaillent sans cesse dans la poussière ; des petits lézards se cachent dans les touffes de spinifex pour trouver un répit du soleil ; et les termitières, plus ou moins hautes, constituent de véritables niches d’activités.

Au coucher du soleil, ils posent le campement et plus tard la nuit arrive, sombre et immense. Les étoiles innombrables se révèlent lentement, la lune monte dans le ciel, et la lueur de la voie lacté est très forte. Il y a une brise douce, comme un souffle, qui efface toutes leurs traces de pieds.

Devant le feu du camp qui vacille sous les étoiles qui étincelent, ils restent muets comme le désert. Leur amitié est plus forte que jamais. Il est content d’avoir marché avec son ami sur le chemin que d’autres pieds avaient déjà parcourus depuis des milliers d’années, hors du temps.

Autrefois, il regardait sans voir. Autrefois, sur la plage, dans le sable, dans les mares d’eau de mer parmi les rochers, il n’a pas vu le voyage, bref ou long, que chaque organisme ou chaque rocher a pris pour y arriver. Autrefois, il n’a pas vu la lutte de survivre, de se reproduire, de trouver refuge, de vivre en harmonie. Maintenant, il sait mieux comment voir la forme, la texture, les marques pour retrouver leur histoire. Maintenant, il sait que rien n’existe en isolement. Maintenant, il est conscient des relations, des alliances, des liens entre toutes les choses – surtout entre les êtres humains et leur environnement – et du cycle perpétuel de la naissance, de la floraison, du flétrissement, de la pourriture, et de la régenération.

Le désert lui a appris cela.

PAR CM

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Illumination

Matthew O’Donnell, dit Matty O’D dans la presse, est le nouveau porte-parole en matières d’environnement pour l’Opposition. Ancienne star de tennis, il est populaire dans son électorat du centre-ville. Considéré honnête, il aime la vie de famille, les activités de plein air, il s’adonne au surf et à la pêche. Il a été invité à la station de recherches, L’Ile des Lézards, par le Professeur Ove Hoegh-Guldberg.

Matty est tout excité. Ce sera sa première visite à La Grande Barrière de Corail de FNQ (1), l’eau limpide, les récifs et les poissons colorés comme un jour de Mardi Gras, vu dans les brochures touristiques. Il attend un intellectuel étranger, vieux jeu, mais Ove se révèle être originaire de Sydney, biologiste formé sur place, nommé d’après son grand-père danois. Pendant le vol pour Cairns, Ove le bombarde de faits et chiffres. GBR(2), la chose vivante la plus grande du monde, visible de l’espace, 2 300 kilomètres de longueur, 344 400 kilomètres carrés, presque la taille de l’Italie. Patrimoine mondial de l’UNESCO depuis 1981, il comprend 3 000 récifs et plus de 600 iles. Matty a la tête qui tourne. Il ne réalisait pas l’étendue énorme. Et les animaux qui y vivent, 600 espèces de corail, plus de 30 espèces de dauphins et baleines, et les poissons, 1 625 genres…..1 625 genres ! Matty est bouleversé. Il suggère avec un faible sourire de faire un peu de pêche pour s’amuser, mais Ove dit que le Parc marin est protégé donc la pêche est interdite. Matty est déçu. Néanmoins la richesse de la faune est impressionnante. Les chiffres retentissent dans sa tête.

Atterrissant sur l’ile, Matty a vite à sa disposition une combinaison steamer et un rashie (3), contre les coups de soleil, et il est emmené en bateau pour une excursion de plongée avec masque et tuba. Les couleurs sont époustouflantes, le nombre de poissons stupéfiant. Des tortues géantes passent, nageant lentement. Pour Matty c’est au-delà de l’imaginable. A la limite du récif où les coraux descendent sur une falaise raide, il découvre un endroit blanc, les coraux morts et couverts en partie d’algues sombres. Matty est saisi de panique. C’est vrai, ce grand trésor est menacé par le réchauffement de la planète, comme Ove lui a expliqué. Il ne sera peut-être plus là dans mille ans, pour être voir vu par ses enfants, ses petits-enfants. Il faut que les politiciens agissent.

FNQ ‘Far North Queensland’
GBR ‘Great Barrier Reef’
rashie : veste pour éviter les rougeurs quand on fait du surf

PAR ANGELA LOW

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Francis

Francis de la Mirage, un jeune homme rejeté par l’école de théâtre parce qu’il n’avait pas assez d’« expérience de la vie », aperçoit une annonce – « Cherchez-vous l’aventure ? Aimez-vous voyager ? Voulez-vous aider les gens ? Rejoignez notre communauté utopique aujourd’hui ! Tous frais payés. Contactez sans délai Dr Carolina Strangeways PDG Nouvelle Vie »

Quand Francis est arrivé au port, Dr Carolina Strangeways l’attendait, comme prévu, dans la pénombre du titantique paquebot, elle revêtue d’un uniforme kaki d’un pays méconnaissable dans le crépuscule perturbateur. Bonsoir, madame, a murmuré Francis, mais les yeux et le sourire de Dr Strangeways étaient vitreux et elle a incliné la tête et lui a indiqué d’un geste perçant de croiser la passerelle arquée.

Francis a levé une tête timide vers le paquebot, un Everest sur la mer, énorme, mythique, une montagne monstrueuse et menaçante qui était montée des profondeurs de l’océan sombre. Le ciel au-dessus constellé d’ oiseaux lointains, comme des graines de pavot dispersées sur un drap pâle et sale, sans confort. Il a hésité. On attend quelqu’un d’autre il a voulu demander mais vite, fljótt, tu es déjà en retard, elle a craché les mots qui se sont déversés comme des balles de sa bouche et Francis, tiré, lui a obéi avec l’esprit d’un flagorneur tremblant.

Ils se sont embarqués et Dr Strangeways, en sourdine, l’a mené en glissant le long des couloirs étroits labyrinthiques, passant de porte à porte de façon vertigineuse, comme un paquet brouillé de cartes brillantes, sans numéros ni costumes, jusqu’à ce qu’ils soient arrivés apparemment à sa cabine, exactement comme toutes les autres.

Dr Strangeways a ouvert la petite porte et l’a poussé à l’intérieur. Il y avait un lit et un seul hublot, opaque, visqueux, infecte. Francis a été saisi violemment par une crainte étrange devant cette petite salle anonyme et vide d’amour humain. Mais c’était trop tard pour s’évader et la clé a tourné dans la serrure, le grincement faible d’un homme torturé. En ce moment de clarté, Francis a entrevu son destin. Il était devenu un prisonnier éternel dans cette caverne sinistre flottante.

PAR URSULA

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Le cœur vivant de Sydney

L’architecte bien connu, Alexandre Albert Le Grand, dit Cal le Calculateur, a été invité à Sydney pour conseiller le gouvernement sur le problème des sans-abri. C’est un urbaniste éminent. Le premier jour de sa visite, un jeune sous-secrétaire d’Etat récemment nommé, Sid Harry, l’accompagne.

Ce que M. Le Grand voit pendant sa première promenade de son hôtel au centre-ville provoque chez lui des sensations contradictoires : frustration, et même jalousie, dédain, presque dégoût, et aussi une grande nostalgie. La tête lui tourne.

Au bout de la pointe de Bennelong, les grandes voilures de l’Opéra, réunies en petit comité, s’inclinent doucement pour rendre hommage aux eaux de la baie, courbant le front sur ce miroir où tout est reflété, le ciel, les nuages, les vents, la pluie, le pont, les paquebots, les ferrys ; sur cette chambre de réverbérations où les bruits de la ville résonnent, les bruissements, bourdonnements, hurlements et sifflements, les cloches et coups de klaxon, les cris et les rires ; et sur cet espace ouvert où tous les parfums flottent et persistent ; sans cesse, les voilures blanches saluent la baie, lui faisant la révérence.

Normalement, le quartier de l’Opéra laisse le jeune politicien bouche bée, mais, aujourd’hui, il est distrait par les marmonnements de l’urbaniste expert : superficie d’1,8 hectare carrés, 580 piliers, 1 056 006 tuiles, à la place de tours de verre pour les 30 000 SDF, gaspillage : les lèvres minces, droites comme une règle, les yeux, deux fentes horizontales, faisceaux lumineux jugeant et évaluant tout. Sid essaie de s’immiscer dans ces calculs : une sculpture vivante qui se détache sur les nuages et joue avec le soleil. Cal n’entend pas, ne voit pas, ne dit rien.

Derrière l’Opéra s’étendent les Royal Botanic Gardens. Sid fait remarquer l’étrangeté des figuiers de la Baie de Moreton, arbres indigènes de grandes dimensions, leurs racines aériennes tombant des branches massives comme la chevelure enchevêtrée des Gorgones, les racines comme des troncs supplémentaires, piliers solides, arcs-boutants renforçant le tronc principal. Quand on flâne au-dessous de leurs voûtes immenses, l’odeur sucrée de figues écrasées embaume les jardins. Le paradis, le paradis murmure Sid Harry, enivré. 30 hectares gaspillés, rétorque le Calculateur, furieux, le cœur perdu de Sydney. Non, Monsieur, non. Vous êtes un expert, bien sûr, mais je vois que les experts n’ont toujours pas raison. C’est le cœur vivant de Sydney, le cœur qui a ses raisons, ses propres raisons.

PAR ERIN GABRIELLE WHITE

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Un endroit angélique

Carmel Shaughnessy, dit la Zélée, une femme assez jeune, est arrivée le soir à la destination où elle a agréé de travailler pendant deux années au bureau d’une organisation internationale. En Asie pour la première fois, et pleine d’un zèle quasi missionnaire, elle s’imagine qu’elle sera l’héroïne de grandes aventures.

Au moment de sa descente de l’avion, la chaleur l’a frappée. Une couverture chaude et mouillée l’enveloppe. Elle ne peut guère respirer. Dans sa tête embrouillée commence une lamentation, comment peux-je rester ici pendant deux minutes, qui plus est deux ans.

Dans le terminal, un homme, grand et élégant, s’approche. Qu’est-ce que c’est ? Les Asiatiques sont petits et nécessiteux. Il lui adresse un gracieux salut et, d’un charme très raffiné, demande si elle est Khun Carmen. Elle grogne, sous cape, ce n’est pas mon nom et je ne comprends pas le vôtre. Il l’accompagne à une voiture, une Citroën DS, une machine, qui est, comme la jeune femme fraîchement arrivée, sensible à la chaleur et refuse de démarrer pendant quelques minutes. Ce qu’elle voit entre l’aéroport et la ville provoque chez elle une sensation ambivalente d’horreur et d’euphorie.

Une odeur intense de tous les égouts de tout le monde tient sa gorge serrée. Et le bruit de la circulation, excessive et extrêmement désordonnée, présage une descente de la Walkyrie. Aux carrefours de vastes nuages de mobylettes descendent comme des moustiques sur l’Amazone, ronronnants et vrombissants. Comme les feux tournent au vert, voilà qu’arrive l’artillerie lourde, les motocyclettes. La circulation s’arrête fréquemment. Aux fenêtres de la voiture, apparaît une parade de visages, curieux ; visages noirs, bruns et blafards, qui crient quelque chose de semblable à falang, falang. Tremblante, dans les bras de la déesse, elle attend avec terreur l’entrée des hordes d’envahisseurs de tous côtés, tandis que le seul autochtone qui sait son nom s’assoit tranquillement avec le conducteur.

Comme les rues deviennent plus calmes, elle entend les accords d’une musique, douce et étrange. Il y a des arbres d’un côté de la rue et des enfants sautent dans le canal derrière. Un grand parc se montre. Des bâtiments de formes exotiques remplissent le ciel, leurs tours d’or façonnées comme des verres à vin à l’envers. Un petit zéphyr fait bouger l’air. Il mène un petit arôme de fleurs. La voiture s’arrête. Le bel autochtone lui souhaite la bienvenue à l’hôtel Grand Palais, et à Kreung Thep, la cité des Anges, que les étrangers, les farangs, nomment Bangkok.

Ainsi commence la grande aventure qui la métamorphosera en farang, une étrangère, dans un pays étrange, et pour elle, le commencement de la sagesse.

PAR CARMEL MAGUIRE

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Une exposition inédite

Adam Worrall dit le lorikeet, le sous-directeur de la National Gallery of Australia (NGA), s’approche de la Galerie des Glaces à Versailles et sa tête s’incline vers son compagnon Beatrix Saule, la conservatrice en chef de Versailles. Il détonne par rapport à son environnement, il porte des lunettes à la mode, un pantalon rouge étroit, et il a les cheveux blonds coupés court. Son regard ne cache pas l’émotion qui a envahi son corps, semblable à l’agitation de milliers de bulles dans une bouteille de Veuve Clicquot plongée dans les glaçons. Sa voix tremble. Il respire vite.

Ce lundi matin, en plein hiver, comme tous les lundis, le musée est fermé au public. Les pas lourds résonnent à travers les grands couloirs vides. Chaque pas transporte les collègues dans le passé où la beauté était l’air imposé aux habitants de ce château, une prison de luxe où la liberté était seulement accordée pour l’expression artistique des artistes et des artisans. Les rayons du soleil pénètrent par les fenêtres et illuminent le buste du Roi-Soleil sculpté par Jean Varin en 1672, en marbre. C’était Louis XIV qui avait révé de construire un palais, le plus beau, pour montrer au monde sa magnificence. Aujourd’hui, son rêve se réalise – cogite Béatrix triomphante. Versailles va traverser le monde jusqu’à Canberra.

La logistique sera un grand défi mais Adam a la compétence pour la tâche. Il forme un inventaire dans sa tête. Le tapis en laine et chanvre, fabrication de la Savonnerie. Les tapisseries en soie, laine et fils d’or, fabrication des Gobelins, Paris. Les meubles. L’harpe de la Reine Marie Antoinette. Les peintures, surtout le magnifique Sourches famille de François-Hubert Drouais 1756, celui-ci il faut le transporter incliné de 45 degrés pour que la peinture reste intacte. Les deux candélabres de la Galerie des Glaces, transportés en deux parties, le bas en or et le haut en cristal. Il faut les présenter en paire pour maintenir la symétrie, insiste Béatrix.

Adam hoche la tête et envisage la fontaine de Latone au centre du jardin. La statue de la déesse est une copie, l’originale est chez les conservateurs depuis 2009 et c’est l’originale qui partira aux Antipodes. Il ferme les yeux et partage la vision du Roi-Soleil. Comment créer l’impression sensuelle que le roi a voulu créer à l’époque ? Une lumière s’allume dans son tête. Adam trouve son inspiration : suivre une approche avant-garde comme celle du roi, pour créer une expérience aussi sensuelle et unique.

À l’entrée de l’exposition, la musique de Charpentier-Te Deum, composée pour la gloire du roi, souhaite la bienvenue aux spectateurs dans cet espace majestueux. Le parfum du jardin du roi créé par son parfumier et recrée par le maître parfumier Francis Kurkdijian évoque les agrumes mûrissant sous la chaleur du soleil. La Latone resplendissante au centre d’un spectacle de multimédia où on voit la chute d’eau et entend le plouf qui réplique la fontaine dans le jardin. La magnificence de Versailles, un délice à savourer, comme quand on croque dans un macaron feuille d’or de chez Ladurée.

PAR CHRISTINE AUSTIN

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Will Walden

Will Walden, dit Waldo, écrivain passionné par la philosophie de Ralph Waldo Emerson, vient de s’embarquer sur un trajet en direction d’une forêt dans le Massachusetts, à moins de trois kilomètres de sa maison natale.

Accompagné de son ami Judas, ingénieur, il va bâtir une cabane en bois sur les rives d’un étang.
Pendant deux ans, il mènera une existence simple, ses activités tournées vers l’observation et la compréhension des phénomènes naturels.

Afin de puiser l’inspiration créatrice, il veut s’immerger dans une vie de contemplation, la perte des autres autour de soi, la résistance aux “diktats” de la société, la résistance aux “diktats” du monde de l’acquisition, une habitation comme un wigwam, un édifice empruntant tout ce qu’il peut aux offrandes de la nature, dépendant le moins possible des facilités modernes, il veut se déplacer pour y replacer, il veut dévoiler comment, au contact de l’élément naturel, l’individu peut se renouveler et se métamorphoser : son mantra simplifiez, simplifiez, simplifiez, une vie menée en autosuffisance et pendant laquelle il lira, il écrira, il étudiera la nature, il cultivera ses propres légumes.

Judas, sceptique, avait accepté de l’accompagner jusqu’à l’aboutissement de son projet : bâtir une cabane, une cabane construite de pin, recouverte étroitement de bardeaux et de plâtre, une cabane démontable. Arrivés à destination. Une forêt enchantée, sa magie appartenant à la puissance de la nature, un dialogue non verbal, dialogue avec la nature et les résidents de la forêt, les animaux, salut ô nature cherie, murmure-t-il. Un moment euphorique, un silence quasi spirituel les envahit, mais paradoxalement accompagné d’un orchestre de sons, le vent qui souffle entre les arbres et les branches, les chants des oiseaux, le bruit de l’eau qui file dans la rivière, le battement de son cœur, un tambour différent, invitation à avancer à son propre rythme, un moment euphorique où l’on est aux anges.

Waldo salue les anges, ses cheveux blonds abondants encadrant son visage dansent en synchronie avec les sons, ses joues de chérubin sont dilatées comme du bubblegum. Judas est accablé par ce spectacle. Ses yeux de hibou s’arrondissent, il chuchote c’est Disneyland, avec une respiration d’un rythme saccadé, son nez long qui domine son visage rougit jusqu’à la pointe rouge au terminus, il chuchote encore c’est Disneyland.

Waldo frémit à l’idée de son aventure à venir, il ne s’agit pas d’une vie d’ermite ou même d’un skulker, mais d’un choix délibéré. C’est le début d’une expérience qui durera deux ans et deux mois.

Le sentiment d’avoir choisi une existence au contact de l’élément naturel l’a orienté vers un véritable engagement écologiste.

PAR AMANDA

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La Joconde

Talia Simpson, dite The Explorer, est une jeune lycéenne de Byron Bay en Australie (elle a quinze ans). Elle habite en ce moment avec une famille franco-australienne. Le père, Mathieu est un ami de la famille. Talia ne connaissait pas sa femme Marie-Laure avant de venir. Ilsont deux garçons plus jeunes qu’elle.

Samedi le 25 février 2017 commence comme d’habitude, premièrement le petit déjeuner avec les petites querelles entre les gosses, aussi le badinage matinal dans la famille. Quelquefois Talia a l’impression d’être une observatrice, souvent à l’extérieur du groupe. Bien sûr, c’est normal.

Soudain, elle a le cafard. Non, laisse tomber ! pense-t-elle.

Mais aujourd’hui, elle va au Louvre avec Mathieu, c’est prévu de longue date, il a réservé les billets sur le Net et Marie-Laure et les garçons vont passer l’après-midi avec les grand-parents.

Quand ils prennent le métro, Talia bavarde avec Mathieu en français (principalement). Elle l’apprécie quand il corrige son français. Elle est très heureuse, Mathieu est comme un parrain, ou un oncle, peut-être parce qu’il est australien, il y a un vrai rapport, comme un lien particulier, elle n’a pas le béguin pour lui, mais il est très gentil, amusant et très plein d’esprit, il est un vrai ami.

Marie-Laure est accueillante mais elle a un comportement plutôt distant.
Mathieu remarque que beaucoup de passagers portent des vestes rembourrées, on dirait un uniforme. Talia rit et elle indique les couvre-chefs très russes, il rit aussi.

Avant la sortie, Mathieu discute de l’histoire longue et fascinante du Palais du Louvre, maintenant le musée du Louvre. Elle comprend qu’il y a 35 000 œuvres d’art au musée, mais il y en a des plus spéciales que les autres.

Elle se sent très fière, après trois mois, elle connaît la ligne 2 avec la correspondance à Charles de Gaulle Étoile où ils vont changer pour la ligne 1, elle est excitée, elle a des papillons dans le ventre.

Elle compte les arrêts, chaque station a un nom célèbre, George V, Franklin D Roosevelt, Concorde. Elle écoute attentivement, la voix enregistrée nommant chaque arrêt.

Enfin Palais Royal Musée du Louvre, elle est là, arrivée à la destination de ses rêves, elle a la chance de voir La Joconde.

Le brise est vive, le soleil hivernal bat avec quelques nuages gris. Vite, il fait froid, vas-y à La Pyramide. L’entrée principale du musée traverse La Grande Pyramide, Talia examine l’édifice énorme avec beaucoup de vitraux. Regarde tous les triangles, M. Pei a dû pratiquer avec des Legos avant.

Mathieu va chercher les billets au guichet et achète une carte, il y a grande foule comme prévu. Talia étudie la carte et elle découvre que la salle de la Joconde est au premier étage.

Elle va trouver son Saint Graal. Ils prennent l’ascenseur. La foule est toujours là. Mais elle est obstinée. Là, la Joconde sur le mur, dans son cadre, elle fait un grand sourire à Mathieu. Cela ne me dérange pas qu’elle soit si petite, elle est superbe, mille mercis, c’est la meilleure journée à Paris. C’est peut-être même la meilleure journée de ma vie.

PAR ANN B

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Défendre la cause des arbres

Archie Kelly, dit le Greenie, est en mission. Il a de grands projets pour ces vacances d’été, dont le plus important est de vérifier si son arbre préféré a survécu aux récents feux de brousse. Il est super content d’être chez lui, après avoir passé un autre trimestre ennuyeux au pensionnat.

C’est une journée typique de décembre : un soleil assommant, le bruit assourdissant des cris perçants des cigales, quelques mouches lentes qui lui collent autour de la bouche. Il quitte la maison, son appareil photo autour du cou, ses jumelles et une bouteille d’eau dans sa sacoche. Ne voulant pas être vu, il se dirige vers la forêt en restant le plus près possible de la ferme et des dépendances. Et puis la petite voix de sa petite sœur : on nous a dit de ne pas aller dans la forêt. Greenie continue vers son but précis, avec sa sœur autour des jambes. Impossible de se débarrasser d’elle. Trop tard pour faire demi-tour.

Les arbres sont plus clairsemés – un sur deux se trouvent sur le sol, carbonisés, mais ils régénéreront dans les années qui viennent. C’est la nature. Où sont les petites pistes treillissées ? Il y a un silence étrange, à l’exception du bruit des feuilles mortes et des brindilles craquant sous les pieds, aucun cri d’oiseau. La forêt exhale une odeur nauséabonde, une combinaison d’odeur de brûlé, celle d’huile d’eucalyptus et une autre qu’il ne peut pas décerner. Horrible ! Heureux, il voit son arbre, intact avec la plateforme que leur père a adapté l’été dernière : c’est ici où il passe beaucoup de temps à réfléchir, à refaire le monde, à lire, à prendre des clichés et à échapper à sa sœur. D’habitude, il trouve cet endroit particulièrement atmosphérique, au lever et au coucher du soleil ; les eucalyptus toujours plus caractéristiques dans la lumière diminuante et l’allongement des ombres.

Une fois installés en haut, les deux enfants regardent autour d’eux ; la voix de sa sœur, enrouée par la crainte, se perd dans le lointain : où se trouvent les koalas ? Lui, il est furieux. Il hurle. Il maudit. Son cœur en chamade. Parce qu’aussi loin que l’oeil peut voir, Il voit une terre ravagée, cicatrisée, dévastée, lugubre, morne ; c’est comme un paysage lunaire, un grand désert, jonché de cadavres d’animaux brûlés. C’est comme une scène du Lorax où aucun arbre ne reste, aucun arbre. C’est une exploitation minière d’une couche de houille que dépare le paysage et ce n’étaient pas les feux qui avaient causé cette dévastation totale de ce côté de la forêt, ah, non, Greenie n’est pas stupide, il comprend bien. Ils prennent le chemin du retour mais à cause des pistes non-existantes et de l’ombre ardente, ils sont bel et bien égarés. Hébétés de fatigue, paralysés de peur, ils s’accrochent l’un à l’autre, leurs mains moites, les larmes coulant sur le visage.

Ils entendent des voix, surtout la voix glapissante de leur père ; ils voient une petite lueur tremblotante suivie par des flambeaux : la forêt ressemble à un champ de foire. Épuisés, la voix s’étouffant dans les larmes et le cœur en veille : on est là, Papa.

Attristé et désabusé par l’inaction des adultes et la cohorte des hypocrites, il est plus déterminé que jamais à se battre pour l’environnement et défendre la cause des arbres.

Ne vous y trompez pas ! Il est fâché, courroucé même, que pour le big business, la pactole est plus important que les arbres, les oiseaux et les animaux. Mais il sait qu’il a une alliée.

PAR DC

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