Jean-Christophe Rufin

Textes composés par les étudiants
du cours ATELIER DE LECTURE ET ECRITURE CREATIVE,
inspirés par 'Le collier rouge' de Jean-Christophe Rufin.

Lantier réagit aux aveux de Morlac

Lantier resta assis à son bureau, tenant un stylo à la main qu’il posa sur le journal ouvert, le grand livre de droit militaire était à côté. Ses pensés tournaient dans sa tête pendant qu’il cherchait une solution. Il mesurait ses mots prudemment avant de parler. Soudain il leva les yeux et posa son regard sur Morlac, le prisonnier.

« La guerre est incontestablement un défi pour tous, surtout pour les soldats. Personne ne peut comprendre le stress d’être au front et la déformation qui peut en résulter. À la suite, il y a toujours ceux qui ne se remettent pas de leurs années de guerre.
– Oui, mais moi, je suis devenu un héros ! »

Le prisonnier rincana et irrita Lantier de nouveau avec sa mimique amère. Le juge se déplaça, mal à l’aise sur sa chaise, et tout à coup un grand chambardement d’idées envahit sa tête. Le colère montait imperceptiblement dans son corps, cependant il restait calme.

« En fait, c’est le chien qui est le héros et pas vous. Les qualités qu’il a montrées sont très humaines : la loyauté par exemple, ou bien le courage. Oui, on récompense ces qualités, et ce ne sont pas des actes de bêtes. Le chien peut-être a obéi à sa nature mais je me demande ce qu’est votre nature ?
– Ce n’est pas celle d’un chien, évidemment !
– Certes. De plus, je dirais que vous êtes un lâche. Vous vous cachez derrière une rhétorique de morale pour faire des reproches aux gouvernements, mais où est votre humanité ? Vous avez pris un risque, joué un jeu avec les vies de votre régiment. Vous imaginez pour une seconde que l’ennemi était prêt à faire la paix ? Si le chien n’avait pas réagi, l’ennemi aurait annihilé le régiment.
– On ne le saura jamais maintenant. »

Morlac, qui était assis, se leva et marcha vers les barreaux, la tête haute, un geste de mépris. Lantier poussa sa chaise de bureau, en fermant le journal avec fermeté, et il rejoignit Morlac aux barreaux. Il fixa les yeux du prisonnier et s’exclama en partant : « La grève de la guerre, ce n’est pas une option une fois quand on devient soldats. »

PAR CHRISTINE AUSTIN

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Antistrophe

Pendant ce discours, Lantier regardait Morlac avec dédain. En pensant à la distinction de sa famille et de son nom, il se demanda : « Pourquoi dois-je entendre les excuses d’un poilu disgracié, son témoignage de valeur contestable, un malfaiteur incapable de rester fidèle même envers son chien. » Tous les aspects du prisonnier déplaisait à Lantier, des chaussures pas cirées aux vêtements pas propres, des dents jaunis à la parlure sans respect. Il ne pouvait pas oublier une seconde le trognon expectoré. Avec difficulté, Lanier écoutait ce que Morlac disait. Le chien aboyait dans la cour en dessous. Le grand air manquait dans la cellule. Quand Morlac cessa de parler, Lantier se leva de la chaise avec un geste tout à fait distingué et dédaigneux.

« Vous avez ricané de la Légion d’honneur, vous vous êtes moqué des héros de notre patrie…
– Non, Monsieur le Juge, interrompit le prisonnier, je me suis moqué seulement des folies de la guerre. » Lantier lui en voulut et il sentit le sang se précipiter vers son visage. En haussant les épaules, il se demanda pourquoi ce prisonnier pitoyable réussissait à rendre mal à l’aise un juge militaire de réputation impeccable. Il accusa le prisonnier : « Vous avez décrit la Légion d’honneur comme un ordre de l’ignominie, approprié seulement à un chien.
– Pas seulement, » répondit Morlac. L’officier, le dos droit comme un piquet, bougea pour être debout sur le prisonnier. Il claqua les talons de ses bottes immaculées, si cet acte-là aurait convaincu le malfaiteur, s’il eût été raisonnable. « Vous vous tenez debout ! Avez-vous oublié vos camarades morts dans les tranchées ? Ils vous réprimandent maintenant…
– Impossible, monsieur, malheureusement, mes camarades ne parlent pas. Ils sont morts sans têtes, sans visages, sans langues, souvent sans boyaux. Il m’a fallu ramasser beaucoup de morceaux de mes amis pour les enterrer. »

Et tout à coup, Lantier eut une sorte d’étourdissement. Ses jambes tremblèrent, et au même moment les murs semblèrent se refermer autour de lui. Pour la première fois depuis la guerre, il était incapable de se débarrasser des souvenirs supprimés : des corps mutilés des jeunes hommes qui étaient ses soldats dans la Somme. Dans le chambardement de sentiments, il comprit, pas nécessairement le manque de justice, mais certainement le manque de compassion dans beaucoup de ses jugements contre les lâches, les déserteurs, les commotionnés de guerre.

« Geôlier, libérez cet homme, commanda le juge. Et son chien aussi. » Lantier et Morlac, les deux hommes, humbles pour le moment, étaient sensibles à leur humanité d’où on pouvait tirer ou vertu ou violence.

PAR CARMEL MAGUIRE

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Le collier rouge

« Bonjour mon vieux. Je vous en prie mais je devrais faire une enquête officielle sur votre affaire et j’écrirai un rapport. On dit que vous êtes un héros de guerre. »

Hugues Lantier du Grez, le juge militaire, se tint tout droit devant le jeune soldat, son bâton couvert de cuir sous son bras gauche.
« S’ils le disent, marmonna Morlac.
– Monsieur. On utilise Monsieur quand vous vous adressez à un officier. Je préfère que vous mainteniez les formalités entre nous. »

Lantier redressa sa tunique avec les boutons d’or qui brillaient sous la faible lumière de la cellule. Sa ceinture de cuir marron brillait aussi, souple et ciré. Sur la tête, son chapeau d’officier, avec le badge émaillé devant, était très propre, brossé ; sa moustache était coupée avec précision.
« Au repos soldat. Asseyez-vous. »

Morlac prit la chaise en métal de l’autre côté de la table. Lantier resta debout, regardant ce pauvre garçon apparemment épuisé.

« Les autres ici ont parlé de votre chien, de son courage et de sa fidélité sur le champ, dans la chaleur de la bataille. »

Morlac haussa les épaules. « C’est un bon chien, mais ce n’est qu’une bête, sans morale. »

Lantier jeta un coup d’oeil au soldat. Il attendait plus de sentiment, plus de détails sur ce chien qui appartenait au soldat. Les histoires de ses exploits contre l’ennemi dans les citations à l’ordre du jour étaient extraordinaires, mais Morlac n’en faisait aucune louange. En fait il ne dit plus un mot et s’affala sur la chaise. Lantier était un peu irrité. Un chambardement d’idées arriva dans son esprit. Ce n’est pas le fier héros comme prévu. C’était un soldat modeste mais pas intimidé, poli mais brusque et indépendant, presque insolent. Peut-être les histoires de cette guerre-ci n’étaient pas comme les glorieux actes de bravoure racontés par son père et ses oncles, les grands soldats des régiments royaux, et des batailles d’autrefois. La boue et les souffrances des tranchées de ce siècle étaient quelque chose d’autre. Les officiers regardaient de loin mais les soldats comme ce garçon étaient dans le vif du sujet. Gentiment, il tenta de le dire à Morlac qui répondit :
« Ah bah oui, nous sommes là, face à face avec l’ennemi, les jeunes désabusés comme nous. »

Choqué, Lantier demanda : « Vous pouviez voir leurs visages des tranchées ? Les visages des soldats ennemis ?
– Oui, mais si nous avions reculé, des deux côtés, la bataille n’aurait pas eu lieu. »
Morlac baissa la tête sur la table, évitant de regarder Lantier dans les yeux.

Lentement Lantier s’assit aussi, en regardant la tête nue de son compagnon. Enfin il remarqua avec pitié, « Je sais, un chien fidèle n’est pas une récompense pour cette guerre monstrueuse. »

PAR ANGELA LOW

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Un choix

« Quand j’ai appris ça, j’ai cessé de détester Guillaume. Je n’avais aucune raison de l’aimer non plus. Il avait obéi à sa nature et sa nature n’était pas humaine. C’était la seule excuse qu’il avait. Tandis que ceux qui nous envoyaient au massacre n’en avaient aucune. »

Morlac observa Lantier qui était perturbé par ses mots francs. Il persista.

« Vous le savez bien, n’est-ce pas ? »

Lantier, un homme de haute stature, se mit debout et se déplaça graduellement vers la seule petite fenêtre où un rayon de lumière éclaircissait à peine l’espace sombre. Le chien avait cessé d’aboyer de l’autre côté de la cour mais les souvenirs de ses hurlements tourmentaient encore le juge. Il se retourna et se rapprocha de Morlac en lui offrant une cigarette.

« Est-ce que vous aviez des excuses ? » dit Morlac en l’acceptant.

Tout à coup, Lantier eut une sorte d’étourdissement : un déluge de souvenirs se produisit dans son esprit. Il essaya de parler. En regardant Morlac droit dans les yeux, il retrouva son équilibre et répondit d’une voix sincère et calme.

« C’était mon devoir. J’avais prêté allégeance à la France. Depuis mon enfance je voulais être officier, défendre la France contre les ennemis et faire honneur à ma famille. J’ai accepté l’autorité et la discipline, j’ai exécuté les ordres et je les ai donnés. Pour moi, la vie militaire était mon destin mais également, c’était mon choix. J’étais fier d’aller au front, de mener mes soldats à la bataille, de me comporter dignement pour que mes soldats me respectent.

Peu à peu, ma conviction s’est érodée. Comme vous, mon vieux, j’étais témoin d’atrocités terribles et de souffrances inimaginables. D’autre part, j’ai vu le courage et l’abnégation des soldats en face des épreuves les plus ardues. Des jours après mon arrivée au front en juin 1914, nous avons survécu un assaut qui a duré douze heures d’affilée. Nous avons subi de grandes pertes et plusieurs morts, ma compagnie était presque annihilée. Les corps des jeunes hommes jonchaient le sol comme des détritus. Je me suis rendu compte que la guerre n’était ni noble ni une preuve de courage, c’était la preuve de l’échec des hommes. C’était un grand chambardement d’idées. Ces soldats morts n’étaient que des pions malheureux dans une guerre contrôlée loin des champs de bataille. »

Bien que Morlac soit frappé par l’honnêteté du juge, il n’acceptait pas la totalité de sa réponse prévisible.

« Mais vous avez continué à donner les ordres et à envoyer les conscrits à la bataille !

C’était tout simplement mon devoir. » assura Lantier.

PAR KAREN BRYANT

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Le juge

Morlac, un soldat pendant la guerre de 1914-1918, était considéré comme héros, mais, ayant commis une infraction contre l’Etat, il est maintenant prisonnier. Il vient de raconter à Lantier, le juge, les raisons pour son crime.

Ayant écouté attentivement, Lantier se renversa doucement dans sa chaise, enleva les lunettes, ouvrit les mains et parla avec une grande simplicité : « Je vois. Si j’ai bien compris, vous n’êtes pas un héros. Vous n’êtes pas responsable de cette mort, c’était une erreur effroyable. Et il n’y a personne à blâmer. Ce sont les faits, n’est-ce pas ? » Morlac bougea sur sa chaise, haussant les épaules, comme s’il désirait se débarrasser d’un fardeau. Ensuite, lentement, de façon mesurée, il fit oui de la tête, examinant toujours le sol devant lui. « Oui, murmura-t-il, oui. » Pendant un long moment, ils se turent, juge et prisonnier, l’un en face de l’autre, digérant ensemble cette histoire bizarre de guerre, assimilant les faits. Enfin, Lantier choisit une figue et passa le bol de fruits à Morlac. Ils mangèrent en silence, un silence profond coupé par les aboiements intermittents et de plus en plus faibles du chien dans la cour.

Lantier semblait serein mais un chambardement de considérations se disputait dans sa tête. En fermant les yeux, il posa ses mains sur son ventre, laissant le conflit intérieur se calmer. S’il avait rencontré Morlac trois ans auparavant, il l’aurait condamné au bagne, sans aucun doute, mais maintenant il n’en était plus sûr. La ligne entre le bien et le mal était devenue vague. Il se sentit irrité. Quelle ânerie, cette guerre ! Mais ce n’était pas la faute du prisonnier. C’était une victime – comme lui-même ! Peut-être Morlac voulait-il inconsciemment être condamné, être puni, même tué ? Peut-être se sentait-il responsable de la mort d’un homme innocent, coupable d’un meurtre parce qu’il n’était pas arrivé à contrôler les instincts agressifs de son chien ? Si le chien était innocent, comme Morlac le proclamait, en était-ce de même pour le maître ? Lantier n’osa pas poser ces questions à cet homme perturbé. « Je ne suis pas psychiatre », pensa-t-il en soupirant profondément. Comme Morlac, il était dans une situation impossible, obligé, contre son gré, de juger un homme qui avait commis une infraction contre l’Etat, bien sûr, mais qui, tenant en compte toutes les considérations atténuantes, était, à son avis, innocent… innocent et traumatisé. En ouvrant les yeux, il était en train de considérer cet innocent face à lui quand un son des plus lugubres le fit sursauter. Toute la tristesse du monde depuis le commencement des temps s’exprimait à travers ces hurlements d’animal, hurlements obsédants, persistants, envahissants, infiltrant jusqu’aux fissures de la terre fracassée. Frissonnant, Morlac baissa la tête, se couvrant les oreilles des mains. A cet instant, toutes les questions disparurent. Lantier avait pris sa décision.

PAR ERIN GABRIELLE WHITE

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Lantier

Le juge Lantier, tout raide, d’un air formel, avec son uniforme impeccable, ses médailles rutilantes, les plis bien serrés de son pantalon, ses bottes hautement polies, était debout et il se tourna vers Morlac en lui disant : « J’ai écouté votre fougueux et passionnant compte rendu de l’incident, et j’ai parlé avec vos camarades survivants de guerre, et tandis que je comprends votre logique, je dois vous rappeler que c’était la guerre et qu’il vous fallait suivre les ordres. Oui, c’est vrai que vous avez perdu la plupart de votre compagnie cette nuit-là et que vous étiez grièvement blessé. Quant au chien, vous ne pouvez pas lui en vouloir. Vous le savez.
– Vous ne pouvez pas comprendre, vous n’étiez pas là, aboya le belligérant Morlac, en trébuchant sur la chaise.
– Vous avez témoigné de choses immondes, et je suis désolé que vous les ayez vécues, mais je répète, c’était la guerre, dit Lantier, en regardant ses ongles bien entretenus. Il faut aussi que je suive les ordres d’en haut. On s’est battus pour la France, pour la patrie, on devait gagner cette guerre.
– On, on, on… où étaient vos fils et ceux des responsables politiques ? Ils n’étaient pas à nos côtés dans les tranchées », craqua Morlac, en frappant violemment à trois reprises sur la table.

Touchant ses moustaches cirées en guidon et enlevant une tâche imaginaire de poussière sur la manche de son uniforme, il poussa un soupir en s’asseyant face à Morlac et il lui dit : « Hier soir, après notre première interview, j’étais à table avec ma femme et mes enfants, quand ma plus jeune fille m’a demandé pourquoi existaient les guerres, et je n’ai pas pu inventer une réponse plausible. J’ai marmonné quelques mots : que c’était la der des ders, et cela ne devait plus se reproduire, et qu’il y avait des traités de paix en place mais elle n’était pas convaincue.
– Vous et vos traitées de paix ! Il y en a eu 49 pendant quatre ans ! glapit Morlac.
– C’était comme une révélation du ciel, et puis j’ai pensé à vous et il faut avouer que vous aviez raison quand vous avez parlé de la futilité, la dévastation et la destruction de notre pays. C’était un vrai traumatisme pour la société française. Si j’avais su que 9,7 millions personnes dont 1,4 millions Français, trouveraient la mort, que 15 000 gueules cassées deviendraient le symbole de cette guerre particulièrement dévastatrice en France, qu’il y aurait tant de familles laissées sans maris, sans fils, sans pères, toutes ces familles qui se trouveraient sans soutien, toutes ces personnes avec leurs corps et leurs âmes endommagés, j’aurais pensé différemment. Grâce à vous, tout est devenu clair. »

Son visage, auparavant impassible, rougit légèrement, et avec un coup sec, presque imperceptible, de la lèvre supérieure, il dit : « Je suis une voix esseulée. Indépendamment du résultat de ce procès, je ferai de mon mieux pour vous, mon vieux, et pour votre famille. Et pour votre chien, bien entendu. Vous pouvez compter sur moi. » Il serra la main de Morlac, et d’un air abattu, sortit de la cellule.

PAR DC

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Le chien

Lantier restait immobile, comme une statue publique qui regarde tout droit, les yeux vides et tristes. Il dit, d’une voix basse : « Vous dites que nos soldats sont des bêtes.
– Pas forcément », Morlac interrompit.
Lantier continua à parler d’un ton mesuré et calme : « Pourquoi pensez-vous qu’on est supérieur à un chien ? Moi, je n’y croyais jamais. Si j’y avais cru, je n’aurais pas été promu. On est tous, la bête et l’homme, en train de lutter pour survivre. Oui, on a créé des règles de guerre pour cacher cette réalité. Vous avez raison, on nous entraîne comme on entraîne les chiens.
– Je ne suis pas un chien, Morlac marmonna. Lantier sembla ne pas l’entendre.
– Vous m’avez raconté l’histoire de votre révélation sous le pin parasol. Moi aussi, j’ai eu plusieurs révélations au cours de ma vie. Vous parliez de médailles. J’en ai eu beaucoup. En voici une que je porte sur moi – vous la voyez ? Je me souviens du jour où je l’ai reçue, au cours d’une belle cérémonie. J’ai senti le collier entre mes doigts. Et vous savez ce que j’ai réalisé, à ce moment-là ?
– Je vous écoute, Morlac dit, avec indifférence.
– Que la vie est une chaîne, une longue chaîne de liens. On ne voit pas où ça commence ni où ça se termine. Vous devez simplement vous accrocher aussi fort et avec autant de courage que possible, en espérant, en priant si vous préférez, que la chaîne ne se casse pas. Bien sûr, si vous êtes fatigué, vous pouvez tout simplement tout lâcher… Ca, mon vieux, c’est la seule différence entre vous et votre pauvre chien Guillaume. Vous pouvez quitter la vie quand vous en avez assez. Lui, il faut qu’il lutte jusqu’au bout. En ça, je vous le concède, il est supérieur à nous. »

Lantier se pencha vers Morlac et lui chuchota à l’oreille, en découvrant ses dents : « Et quand il mord, il ne lâche jamais prise. »

PAR URSULA

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Les aboiements

Lantier déplaça son siège plus près du prisonnier.
« Votre déclaration était très éloquente, peut-être dans une vie parallèle vous pourriez devenir avocat ou politicien car je crois comprendre que vous êtes le fils d’un paysan. »

Il frappa son bâton d’officier sur la table.
« Cependant on est ici dans une vieille caserne en pleine canicule. On est devant une impasse et il faut que je trouve une solution. Comment allons-nous vous classer Morlac ? Etes- vous un anarchiste, un révolutionnaire, un traître ou un fou ? »

Le prisonnier ricanait encore : « Je suis un patriote, un héros vous le savez bien.
– Mais non, mon brave, vous vous êtes moqué de la plus haute récompense. Vous avez piétiné symboliquement notre drapeau ; ainsi vous méritez la peine maximale.
– Oui, mon Capitaine et quel est votre choix pour moi ? Le peloton d’exécution, la guillotine, ou être condamné à la réclusion à perpétuité. »

Lantier essuya la sueur de son front et il pensait : « Je pourrais inclure insubordination à vos crimes mais maintenant ce n’est pas le bon moment.
– J’étais officier dans la cavalerie, beaucoup de chevaux on été tués, ils hurlaient comme ils étaient abattus. Ils avaient peu d’espoir contre les mitrailleuses. C’est un souvenir qui me hantera toujours. »

Morlac ferma les yeux et il soupira longuement, c’était presque un gémissement.
Il dit : « Nos amis dans les tranchées avaient moins d’espoir. Je peux encore voir la boue jusqu’à nos genoux, la boue profonde partout ! C’est mon pire souvenir. »

L’officier examina sa réponse : « Le pays est fatigué de se battre, il faudra du temps pour récupérér. Malheureusement nous avons perdu notre jeunesse et notre innocence, votre grand chambardement d’idées ne répare rien. Mais maintenant, vous et votre chien êtes très bien connus du gouvernement et du peuple, nous devons être prudents ; si nous vous exécutons, vous devenez un martyre. L’ Armée est très impopulaire, il y a beaucoup d’ émeutes dans les villes. Depuis treize ans, depuis l’affaire Dreyfus, et l’Armée ne peut pas faire face à un autre scandale !!! Ainsi y a-t-il une chance de clémence. Seulement une possibilité. D’accord vous êtes toujours en convalescence, vous avez souffert un écart de conduite, vous avez une maladie mentale. Il est possible que je demande qu'on vous pardonne, vous et votre chien, si vous me promettez de maintenir votre flegme et si vous faites en sorte que Guillaume n’aboye pas sans cesse... le geôlier est en train de devenir fou !!

Morlac se tut.

PAR ANN

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Lantier

Le juge garda le silence en réfléchissant aux aveux de Morlac. Puis, il prit la parole sereinement. « Mon cher Morlac, la guerre vous a frappé très durement, c’est bien évident. Je considère que tout ce que vous m’avez raconté aujourd’hui a été une étape marquante et essentielle dans votre compréhension des faits de cette guerre. Votre conscience, l’essence de l’humanité, vous a permis d’entreprendre au front un acte fraternel et estimable, méritant et courageux. Votre chien, qui était loyalement à vos côtés, n’aurait pu en avoir aucune connaissance. D’ailleurs, vous avez souligné les faits devant moi clairement et je vous remercie de me les avoir présentés si honnêtement sans cacher vos émotions. Ces aveux, à mon avis, vous mèneront finalement à une guérison, même si vous en garderez des cicatrices pour le restant de votre vie. »

Lantier, en se relevant maladroitement à l’aide d’une canne, se pencha vers Morlac, posa sa main libre sur son épaule et lui sourit. Morlac instinctivement étendit sa main pour soutenir Lantier qui avait failli perdre l’équilibre : « Monsieur le juge, laissez-moi vous aider, je ne savais pas que votre jambe vous faisait mal, reposez-vous tranquillement. »

Le juge lui fit un signe de tête pour le remercier et il reprit la parole. « Mon cher Morlac, je suis heureux que vous ayez décidé de ne pas juger les actions de votre chien et que vous ne l’ayez pas condamné à mort à cause d’un acte instinctif et involontaire. En jugeant les autres, même un chien, on leur confère une responsabilité très profonde et lourde. Il vaut mieux se tromper en libérant vingt coupables plutôt qu’en condamnant un innocent. »

PAR JOHN

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Un chien de race

« Si ça vous ne dérange pas, nous allons avoir une petite conversation au sujet de votre chien et de la confusion dans laquelle vous semblez vous trouver ». Le juge s’assit en scrutant le visage du prisonnier.

« De quelle race était votre chien ?

– C’est pas une question de ‘race’ ».

Lantier se déplaça inconfortablement sur sa chaise. La discussion semblait se diriger dans une direction plus compliquée ; il se demanda combien de temps tout cela prendrait. Mais en revanche il devait remplir son devoir.

Morlac fit une grimace, et ouvrit la bouche en révélant des dents pourries qui révulsaient tant Lantier.

« Pourquoi fait-on la guerre ?

– Nous sommes des soldats, on ne pose pas de questions, on suit les ordres, on est courageux, loyal à sa patrie qu’on doit défendre contre les ennemis. Parfois on fait preuve d’une bravoure extraordinaire qui mérite une reconnaissance et une récompense.

– Et si c’est un chien ? »

Tout à coup la scène des tranchées éclata devant les yeux de Lantier. Il sentit la peur, l’odeur des cadavres, l’ennemi descendant dans les tranchées, les soldats avec leurs fusils et ce chien plus rapide qu’une balle d’arme à feu sans crainte d’attaquer l’intrus. Ce fut une sorte d’étourdissement, les images du chien et de l’homme tournant à l’intérieur de sa tête. Un grand chambardement d’idées.

« Non, ce n’est pas la même chose, dit-il finalement. Même si le chien a également avait été formé de la même manière que le soldat, le soldat ne serait toujours pas au même niveau que le chien. »

Il se leva de la chaise et commença à marteler le sol, les bras derrière le dos. Finalement, en se tournant vers Morlac, il déclara: « C’est l’humain qui paie le prix, qui sacrifie sa vie pour la guerre, et c’est lui qui doit être reconnu. Le terme ‘héros’ est un terme noble et c’est pourquoi une médaille convoitée vous a été confiée. Cela aurait été une histoire différente si vous vous étiez détourné de votre devoir et si vous aviez essayé de fraterniser avec l’ennemi. C’est à vous de faire le choix. »

PAR MARGARITA

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La grande guerre

« Comme juge militaire je n’ai pas le droit de fermer les yeux face à vos actions. Mais comme soldat et républicain, je reconnais que vous avez souffert ».

« Avec respect monsieur le juge, je n’y crois pas ». Morlac ne mâcha pas ses mots.

« Vous savez jeune homme, ce que j’ai vécu au siège de Fort Vaux. Trois jours de bombardement intense des Allemands et leurs Big Berthas, qui nous ont coupés des forces françaises. Le général Pétain ne pouvait pas parvenir jusqu’à nous. Complètement isolés sous terre dans le noir, nous avons subi des attaques atroces dans les couloirs et les tunnels du fort. C’était affreux, au-delà de toute description. A l’extérieur, le fort était entouré par des brigades allemandes ».

Assis derrière la table, le juge se redressa au fur et à mesure qu’il ajusta le col de son uniforme. Il mit en ordre ses papiers et il s’éclaircit la voix.

« A l’intérieur on n’était que six officiers et j’avais l’honneur d’en faire partie, soixante-quinze soldats, un cocker qui appartenait au commandant et quatre pigeons voyageurs. Rien à boire pendant quatre jours, on a dû laper la mousse et le dépôt visqueux des murs afin de mouiller légèrement nos langues et nos gorges. Plusieurs soldats se sont embrasés et beaucoup d’autres ont été brûlés par des grenades et des lance-flammes. Et seulement quelques mitrailleuses pour nous défendre. Si on n’avait pas capitulé, on aurait été calcinés ensemble. Vingt hommes sont sortis vivants, et moi, j’ai passé deux ans et demi comme prisonnier de guerre en Allemagne. Morlac, je ne me permets pas de me pavaner comme un dindon devant vous, mais moi aussi, j’ai connu la souffrance.

« Pas d’artillerie lourde ? Un cocker et quatre pigeons voyageurs ?

« Oui, et vous savez, un pigeon misérable et extenué, à bout de force, voletait çà et là dans le fort avant qu’on ne le lâche pour livrer un message de notre part à Verdun. Après ce noble acte de courage, le pigeon est tombé par terre, mort. Il a été médaillé de La Légion d’Honneur, le seul oiseau récompensé ainsi ».

« L’armée française est bien reconnaissante de la valeur de leurs bêtes pendant ce conflit ».

« Et elle a raison. Mais ce sacrifice rituel des jeunes générations doit cesser. Mes convictions ont changé depuis cet abattage futile et sanglant des tranchées. Je suis serein. Moi, je ne veux pas vivre dans un esprit d’amertume et je propose de me tourner vers une vie de réflexion. Et vous Morlac ? »

PAR ROSE CHENEY

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