Florence Aubenas
Textes composés par les étudiants
du cours ATELIER DE LECTURE ET ECRITURE CREATIVE
inspirés par 'Le quai de Ouistreham' de Florence Aubenas.
Mademoiselle Smith
Je viens de perdre un emploi à l’agence théâtrale, mais frappée par ma passion pour le théâtre, je vais chercher un autre boulot dans ce monde magique. Peu importe, pourvu que je puisse mettre un pied dans la porte et qui sait, peut-être un jour…. je deviendrai une étoile – pas trop grande, mais une comédienne très connue quand même. Alors je commence à téléphoner à toutes les compagnies théâtrales dans l’espoir de trouver quelque chose.
Mon père me met en garde, « N’y va pas. N’y pense même pas. Ne cherche pas un emploi dans les lumières étincelantes. C’est pire qu'un mariage arrangé ; pire que survivre avec l'allocation de chômage ; pire que cirer les planchers ; pire que récurer les toilettes, et pire que mendier dans les rues, malade, perdue et seule ».
[…]
Mais cela a exactement l’effet contraire, je veux le faire d’autant plus. On doit souffrir pour comprendre la vie et l’art d'un grand acteur. A l’autre extrémité du téléphone, j’entends une voix me dire que oui, il y a un poste au théâtre en ville, aux guichets : vendre de réservations de groupes. Il faut que je commence lundi. Le lundi arrive, c’est un beau jour, le soleil brille, tout est en relief lumineux comme si la ville a été nettoyée pendant la nuit et j’arrive au théâtre comme une jeune mariée, prête à embrasser toutes les choses nouvelles et excitantes.
[…]
A l’entrée, Il faut du temps pour s’ajuster aux ténèbres de l’intérieur et au silence. Le gérant m’accueille et m’amène à mon poste de travail. Il y a deux bureaux, face à face, et un téléphone sur chacun d'entre eux. Oh, une réception pour le public. Je rencontre le personnel : une femme aux lèvres pincées, Mademoiselle Smith, une vieille fille d’un âge indéterminé et au visage sec ; un homme pâle et fatigué qui va travailler avec moi et, Dieu merci, deux jeunes femmes de mon âge qui travaillent au standard.
Les téléphones commencent à sonner et c’est le début de l’enfer. Jour après jour, le public réclament des billets – ils essaient même la corruption ; Mademoiselle Smith toujours avec ses petites remarques acerbes ; mon collègue avec ses interminables tasses de thé et les répétitions sur scène de la même chanson, encore et toujours, et toute la mystique et tout le charme du show-biz disparaissent. Mais on se côtoie avec mon collègue et les deux filles dans une ambiance que lissent la monotonie du bruit de discordance des téléphones sonnants et la répétition constante de cette chanson.
Un jour, mon collègue – qui est gay – arrive portant un slip pour homme, avec le slogan « Seulement pour ceux qui ont les boules ». Nous décidons de le montrer à Mademoiselle Smith. Son visage est le portrait parfait du choc. Cela valait la peine !
PAR MARGARITA
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Infirmière
Ma mère me disait toujours, la profession d’infirmière est la meilleure profession du monde. Mieux qu’enseignant. Mieux que secrétaire. Mieux que médecin. Mieux que pharmacienne. Mieux que fermière. Pour une femme, il n’y a aucun travail aussi bon que celui d’infirmière. Ma mère, elle-même, voulait devenir infirmière mais ses parents lui ont défendu de penser à cette idée. Quand elle avait vingt-et-un ans, elle est partie de chez elle et a commencé à suivre la formation d’infirmière – mais après six mois, elle s’est mariée et elle n’a plus travaillé comme infirmière ni comme autre chose. Ainsi, toute ma vie j’ai entendu, quand tu seras grande, deviens infirmière. Il n’y a rien de mieux.
Je finis l’école. Je dis non à l’université. Non au métier de secrétaire, non à celui de médecin, celui à celui de pharmacienne. Non à celui de professeur. Je fais mes valises. Je pars en train pour Sydney pour devenir infirmière.
J’arrive à l’hôpital. C’est très grand, très menaçant. Le bâtiment est gris, la rue est grise, les arbres sont gris. Tout le monde est très, très occupé. Dans les vêtements raides et blancs, leurs visages inexpressifs. Je veux rentrer chez moi.
Tout à coup, une voix très forte se fait entendre : toutes les nouvelles recrues, venez ici ! Tenez-vous debout ! Mettez les mains derrière le dos ! Ne parlez pas ! Levez la tête ! Ne souriez pas ! Ramassez vos valises ! Suivez-moi, tout de suite !
Et ainsi commence ma carrière d’infirmière. Ce n’est pas la bonne profession dont ma mère se souvenait, la meilleure du monde, mais la vie de travail la plus dure. Ah maman, il y a bien des jours où je voudrais que tu sois là, à ma place.
PAR HEATHER JOHNSON
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Premier boulot
Je suis prête. Le premier boulot de ma vie, six semaines de travail pendant les vacances universitaires, pour les achats de dernière minute de Noel. J’ai fait la formation, j’ai appris les méthodes de paiement; en liquide, par carte de magasin, et avec des grands billets qu’on introduit dans un cylindre en cuivre avec des bouts de caoutchouc, qui file à toute vitesse le long des tuyaux pneumatiques sous le plafond, au bureau comptabilité et qui envoie la monnaie en retour. Je me suis habillée en uniforme bleu pâle (qui me va mal) avec les petits initiales rouges, E.A. ….Elizabeth Arden. Oui, je suis prête d’être une mademoiselle qui vend le maquillage dans le grand magasin David Jones. J’avais espéré un poste au rayon des jeux, au rayon des vêtements pour les fêtes, au rayon des cartes et du papier d’emballage, au rayon de la nourriture pour les fêtes, ou bien avec les enfants qui veulent voir le Père Noël, mais non, je suis une demoiselle de maquillage. Je n’y connais rien en maquillage.
J’arrive au centre-ville en train avec tous les autres banlieusards, en silence. Ils lisent leurs journaux. Je n’ai pas de journal. Je me présente à la dame qui est ma supérieure, une femme raide, élégante et bien maquillée. Le comptoir est au centre du rez-de-chaussée et nous sommes une équipe de six. A 9 heures précises, le portier en costume avec des epaulettes dorées, fait ouvrir les grandes portes vitrées et les clients se faufilent vers les marchandises. Le bruit monte ; les voix des mères et des enfants, les sonneries des ascenseurs, le piano jouant les chants de Noel. Les décorations clignotent partout.
C’est simple de vendre les rouges à lèvres ou les petits cadeaux de parfum Blue Grass emballés. Comme je déteste le Blue Grass, c’était un cadeau non voulu de ma mère et mon père, médecinqui l’utilisait comme tampon d’alcool pour nettoyer la peau avant les piqûres. Mais les produits de beauté restent un défi. Madame se fâche quand elle me voit en train d’essayer de choisir un teint de poudre de riz pour une Chinoise. La gamme de couleur me déconcerte et je recule. Une foule de clients se presse contre le comptoir. Le téléphone sonne et tous mes autres collégues sont occupés . Je décroche. «Je m’appelle M. Bruin et je veux acheter un cadeau pour ma femme, un cadeau de luxe .» Après quelques questions, il choisit la plus grande boîte de ‘Blue Grass’- très chère. Je prends ses coordonnées , le numéro de sa carte de magasin , l’adresse pour la livraison. Il me remercie. C’est simple. Je montre la commande à ma supérieure et elle en est très contente. C’est la plus grande vente de la journée et la commission sera pour elle. Toute l’équipe me félicite. Tout à coup, je deviens une héroïne.
PAR ANGELA LOW
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Crèche de Berthe
Ni les crèches, ni les garderies ne m’intéressent : les bébés confinés aux lits par manque de personnel ; les tout-petits qui commencent à marcher, s’ennuient à cause de longues heures sans activités stimulantes ; le bruit incessant des pleurs et des hurlements de rage et de frustration. En plus, les aide-maternelles sont épuisés à cause de ce manque de personnel, des heures longues et du bruit incessant des petits malheureux. Mais j’ai complètement changé d’avis le jour où j’ai décroché un boulot à la crèche à Lilyfield. J’y trouve une rue tranquille avec de grandes maisons familiales, et sous le soleil écrasant du printemps, je tombe sur une bâtisse marquée « Crèche de Berthe ». C’est l’ancienne maison d’une chanteuse célèbre de ce quartier. Derrière la haie de buis et un châtaignier fleurissant au milieu du jardin, le chef de l’établissement m’attend à l’entrée, pour m’accompagner à l’intérieur de la maison. Et oui, c’est un homme.
La salle principale est divisée en quelques espaces mi-privés. A gauche, des petits lits et des poupées ; à droite, un entassement de voitures mécaniques – des bolides, des camions et des tracteurs – et un petit train électrique. Au centre de la salle, un groupe de filles et de garçons nettoie la maison de poupée. Ils ont la charge de leurs bébés, réels et imaginaires, et leur préparent un goûter des pâtes de sable. Tout le monde est content. Au fond de la salle les petits écoutent de la musique, et au fur et à mesure la jolie Nadine chante Frère Jacques.
A l’extérieur, une fille tatouée et avec piercing s’occupe des enfants qui plongent dans l’eau d’une pataugeoire. «N’éclaboussez pas tout le monde ! Vous n’êtes pas à la plage ! » crie-t-elle. Je fais le compte des aide-maternelles : un, deux, trois, jusqu’aux quinze, homme et femmes de tous âges. Le chef me présente à Jacqueline, en tenue de jardinier, qui propose un tour du jardin, plein de tomates, de salades et de petits pois, qu’elle cultive pour le repas. Et il y a un épouvantail !
L’idée de rejoindre l’équipe de cette crèche me plaît beaucoup. Dans une ambiance chaleureuse et accueillante je découvre un boulot à la hauteur de mes espérances. J’attends avec impatience mon premier poste.
PAR ROSE CHENEY
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Moissonneur de haricots à Banyo
“Tout le monde m’avait mise en garde. Si tu tombes sur une petite annonce pour un boulot de moissonneur de haricots à Banyo, fais attention. Oublie l’argent, ignore la tentation, garde bien la tête sur les épaules. Oublie-le ! Parmi ceux que j’ai rencontrés, et qui ont pris le boulot, personne n’a survécu plus de deux jours, mais tous en disent la même chose : cette place-là est pire que tout, pire que celle des trieurs de poissons à Darling Harbour; pire que celle des nettoyeurs de toilettes de Circular Quay ; pire que celle des plongeurs d’abalone parmi les requins sur la côte occidentale d’Australie; pire que celle des peintres décorateurs de Double Bay. Ces boulots-là, c’est l’enfer et le purgatoire réunis. Mais tous valent mieux que la ferme de haricots à Banyo.
C’est exactement à ce moment-là que les deux petites lignes sont apparues sur mon écran : « Un cultivateur à Banyo cherche employé(e)s pour travailler à sa ferme de haricots. Débutant accepté. » La voilà, la fameuse petite annonce. J’appelle immédiatement, c’est irrésistible. Il faut se présenter le jour suivant, à 9h30, à la porte de la ferme. Le lendemain, un ciel plein de soleil aveuglant, les fils de fer aux clôtures miroitant, un brouillard de chaleur surgissant de la terre, il n’y a rien pour apaiser le dos.
Le travail dure un mois ou plus. En signant les feuilles de présence, je distingue enfin les visages autour de moi. Il y a le monde entier des chômeurs, des défavorisés, des exclus de la société polie, des étudiants en pénurie. Mais on se côtoie, on se bouscule, dans une sorte de fraternité, en partageant l’agonie des dos et la haine des haricots. Une jeune fille ravissante, sans doute une actrice entre deux rôles, avec des cheveux brillants et les yeux éloquents d’une autochtone, me demande pourquoi j’ai choisi ce boulot. « Avoir le choix aurait été une chose merveilleuse », je réponds. Elle paraît considérer qu’il y a quelque chose d’intéressant dans ma réponse. Elle dit : «Peu importe, tata. La seule chose de drôle, c’est la terre sous les haricots qui me murmure ‘NIDA t’attend’».
[Avec mes excuses à Eve Langley qui a écrit un roman très drôle intitulé The Pea Pickers]
PAR CARMEL MAGUIRE
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Istanbul
Tout le monde m’avait dit d’aller voir les porteurs du quartier Tahtakale à Istanbul. Si tu vois des hommes assis sur des petites structures en bois couverts de tissu doux au bord du trottoir, ne passe pas trop vite, reste là un moment, ne les ignore pas. Pense à ce qu’ils font, pourquoi ils sont là et sur quoi ils sont assis. Ils font la queue, ils fument et se parlent. Quand un de ces hommes passe, un carton énorme sur le dos, tu te rends compte que ces hommes attendent un travail : un travail mieux que celui des mineurs qui inspirent la poussière de charbon sous terre ; mieux que celui des ouvriers qui creusent le sol en plein soleil ; mieux que le sort des mendiants qui demandent de l’argent à l’entrée de la gare ; tout comme leurs ancêtres arméniens qui ont travaillé là depuis que le tissu est fabriqué dans cette ville fascinante.
C’est le dernier jour de mon séjour à Istanbul. En quittant l’hôtel, je remarque que le temps est gris, il n’y a pas de vent et les nuages lourds pendent sur le détroit du Bosphore comme une menace. Des bateaux de toutes sortes se croisent sous le pont Galate où des hommes pêchent en permanence, soit pour attraper des poissons à manger, soit par rituel. Je gravis une des collines de ce quartier fameux qui mène à la mosquée de Souleymane.
Des foules de gens se bousculent en route pour le travail, au grand bazar ou à la mosquée au sommet proche. Tout d’un coup, je tombe sur une route plus calme où des hommes sont assis sur des choses qui ressemblent à des harnachements. Ils attendent un travail. Ils se parlent et ils attendent. Leur fraternité est aussi évidente que leur résignation. Des patrons bien habillés passent, des clients tenant leurs sacs plastiques passent, même des touristes passent. Un porteur passe devant moi, le dos courbé, presque horizontal, portant une boîte en carton immense pleine à craquer. Il marche à pas mesurés en se concentrant sur les pavés qui le mènent à sa destination, un bras plié au coude le propulse en avant, l’autre tient la corde qui stabilise le harnachement sur le dos. Sa grimace montre l’effort qu’il doit faire pour porter ce poids comme un âne humain et pour une récompense modeste. La seule chose colorée en vue, c’est le tissu en vitrine derrière ces hommes qui attendent et portent jusqu’au soir à Istanbul.
PAR KAREN B
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Le boulot
“Tout le monde m’avait mise en garde, surtout mes parents. Si tu tombes sur une petite annonce pour un boulot d’été (australien) comme cueilleur de fruits dans le nord-est du Queensland en Australie, fais attention. Ne réponds pas. Ne le fais pas. Ce n’est pas pour toi. Pense à un autre boulot. Il fait très chaud, trop humide. Ton anglais ne suffira pas. Réfléchis bien. Retourne en France ou reste à Sydney au moins. Oublie-le. Parmi ceux que j’ai rencontrés, personne n’y a travaillé ni a vu un seul Australien, mais tous en disent la même chose : cette place-là est pire que tout, pire que ton dernier travail dans un camping dans le sud où tu étais toujours en larmes ; pire que ton temps aux écuries où tu n’as pu supporter les odeurs ; pire que le babysitting où tu as dû changer les couches de tes neveux ; probablement pire que les sweatshops de Bangladesh. Il y a des moustiques, des araignées et les serpents les plus nocifs du monde. Ce boulot-là, c’est l’enfer et le purgatoire réunis. Tu seras mal payée. Pense au scandale des magasins 711. Mais tout devait être mieux que la vie d’un cueilleur de fruits dans le nord du Queensland en Australie.
C’est exactement à ce moment-là que les deux petites lignes sont apparues sur mon écran : << Sunny Queensland Company cherche employé(e)s pour travailler dans les vergers et les maraîchages du nord-est du Queensland. Débutants et touristes (avec visa bien sûr) acceptés. >> La voilà, la fameuse petite annonce. J’appelle immédiatement, c’est irrésistible. Il faut se présenter dans une semaine, à 9h30, à une adresse donnée dans la rue principale d’un petit village. Ce jour-là, un ciel azur sans aucun nuage, et un soleil implacable qui tape lourdement sur ma tête, la température déjà à 34°C. C’est une sorte de hangar avec quelques 4 x 4 garés pêle-mêle et le vrombissement des énormes ventilateurs assourdissants.
L’heure de travail dure apparemment sans fin. En signant les feuilles de présence, je distingue enfin les visages autour de moi. Il y a toutes les nationalités, tous les âges mais pour la plupart les jeunes backpackers habillés le même en shorts et en baskets. Mais on se côtoie, on se bouscule, dans une sorte de fraternité, tout en parlant en anglais de tous niveaux. On se rigole avant d’effondrer dans nos lits la nuit. Nous sommes dans le même panier et malgré les longues heures et nos bas salaires, c’est le meilleur moment de la vie.. Une jeune fille ravissante, avec un tatouage le long d’un bras, me demande quelle tâche intellectuelle on m’a donné. << Les mangues aujourd’hui >>, je réponds. Elle paraît considérer que c’est une aubaine. Elle me dit : << Tu vas rigoler avec ce groupe et l’odeur enivrante des mangues est exquise. N’en mange pas trop ! La seule chose drôle, c’est qu’on n’a jamais vu des serpents dangereuses dont tout le monde parle dans les vergers, mais fais attention quand même. >>
PAR DC
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La Bougeotte
Pendant plus d’une décennie, j’ai travaillé dans le système éducatif, enseignant une variété de matières aux adolescents. Par conséquent, dans ma trentaine, je me sens éreintée, frustrée et, en plus, je m’ennuie. J’ai besoin de changement. C’est urgent. Le Département des Services Communautaires recherche régulièrement des assistants sociaux ou district officers. Je n’ai aucune qualification dans ce domaine, mais je postule quand même. Tu n'as rien à perdre et ce sera toujours mieux que la corvée de l’enseignement scolaire : mieux que la monotonie de passer chaque week-end à préparer des cours et à corriger des dizaines de dissertations, souvent mal écrites ; mieux que d’essayer de convaincre un groupe de jeunes apathiques que cela vaut la peine d’apprendre des listes de verbes irréguliers français afin de connaître la signification des mots comme « ci-gît » gravés sur le tombeau d’une des reines de France dans la basilique de Saint Denis, lors de leur premier séjour à Paris ; mieux que de rester en plein soleil toute la journée pour superviser un carnaval d’athlétisme et de rentrer le soir enrouée, sourde et rouge comme un homard. Non, être enseignante, c’est une condamnation à la prison à vie. Là, il n’y a pas d’échappatoire. Assurément, j’ai la bougeotte.
Alors, j’obtiens l’emploi et, après un an d’apprentissage, je suis affectée à un quartier du centre-ville en tant qu’assistante sociale qualifiée, avec un bureau dans les locaux du département. Pourtant, j’apprends très vite que je suis censée passer la plupart de mes heures de travail sur le terrain. « Pourquoi n’êtes-vous pas en train de voir vos clients ? Ne traînez pas ici. On ne vous paie pas pour rester dans un bureau climatisé ». Le patron nous bannit tous du bureau, nous, les assistants. Il ne supporte pas de nous voir à nos bureaux. A ses yeux, rédiger les rapports sur les clients, ce n’est pas vraiment du travail. Les humeurs de cet homme sont aussi imprévisibles que la météo et, qu’il grêle ou qu’il vente, il s’attend à ce que nous soyons dehors.
Au début, je pense qu’en abandonnant la profession d’enseignant et en me consacrant au travail social, j’ai échangé un cheval borgne pour un cheval aveugle. Mais non ! Peu à peu, je découvre les grâces salvatrices de ce travail : je suis libre, pour la plupart du temps, de planifier ma journée (aucune cloche ne sonne pour annoncer que je dois passer au cours suivant) et, de plus, je rends visite à une variété de personnes, soit individuellement soit en binômes ou en trinômes (aucun grand groupe d’étudiantes récalcitrantes n’attendent que je les gave de morceaux de matières prescrites). Je ne m’ennuie jamais. Le mieux, j’apprends à connaitre et à ressentir de l’affection pour mes clients : les mères célibataires, les épouses abandonnées, les élèves absents de l’école, les familles d’accueil, les pupilles de l’Etat, les enfants en difficulté avec la loi. C’est une profession épanouissante. Là, je sens que je peux contribuer et faire quelquefois une petite différence.
PAR ERIN GABRIELLE WHITE
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Une nuit désastreuse
Avez-vous déjà travaillé dans un autre pays ? Tout le monde m’avait prévenue, sois courageuse, sois prête. Ma seule expérience était difficile et je me souviens encore de cette nuit-là. Je venais d’arriver à Londres et une amie m’a demandé si je pouvais travailler comme serveuse dans une entreprise de restauration. Nous sommes arrivées dans une charmante maison à Mayfair, remplie d’antiquités et de beaux meubles. La propriétaire est apparue dans la cuisine qui était au sous-sol, juste avant le début de la fonction. Elle a brièvement remarqué notre présence. Ensuite on nous a laissées avec le personnel permanent peu aimable. J’ai ressenti un sentiment de désespoir.
Nous étions habillées en uniforme de serveuse, et on nous a demandé de mettre la table. Nous étions toujours surveillées dans la salle à manger. Alors on nous a demandé de rester dans la cuisine jusqu’à ce que la fête commence. Mon amie a entendu un collègue dire au majordome « Faites attention, elles pourraient voler l’argenterie, elles sont Australiennes. » Avez-vous déjà eu l’impression d’appartenir à une classe sociale inférieure ? La réception devait être un cocktail suivi d’un dîner. Notre mission était de préparer et de servir les canapés puis de nettoyer une fois les cocktails terminés. Nous avons assemblé les plateaux avec les canapés. Nous étions très fières de les distribuer. Cependant, on nous a réprimandées pour avoir souri aux invités. Mon amie a protesté en disant que nous avions simplement l’air joyeux.
Monter et descendre des plateaux lourds était fatigant. Malheureusement, j’ai perdu ma concentration et j’ai laissé tomber un plateau plein de verres quand je suis entrée en collision avec le majordome. Avez-vous déjà souhaité que la terre s’ouvre et vous engloutisse ? « Espèce d’idiote, tu es un désastre, va-t-en », m’a-t-il crié. C’est devenu mon pire cauchemar. Ils ont ignoré nos excuses abondantes. Ils ont ignoré nos offres de paiement. En réalité, il y avait peu de dégâts, peut-être la dignité du majordome était la victime principale. Nous sommes parties peu après. Je n’ai plus jamais travaillé comme serveuse.
PAR ANN B
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Une autre adaptation
Ce qui suit est une partie d’un courriel entre deux sœurs, Marguerite et Anne.
Vendredi, 23 mai 2021
Coucou Anne,
Quelle semaine ! J’en ai encore la tête qui tourne. Vendredi dernier, Florence Aubenas m’a passé un coup de fil. Pas de surprise. Elle m’appelle de temps en temps, comme tu le sais, et je n’avais pas eu de nouvelles depuis quelques mois. Cette fois-ci, elle m’a vraiment époustouflée. Apparemment, elle a signé un contrat qui permettra à Emmanuel Carrère (oui, le journaliste et romancier parisien) d’adapter Le Quai de Ouistreham au cinéma ! J’ai encore du mal à y croire. Cela fait presque 12 ans que le roman est sorti et, à l’époque, on était toutes bouleversées.
Et maintenant, un autre choc. Tu ne devineras jamais qui va jouer le rôle de Florence dans le film. C’est la merveilleuse Juliette Binoche. Elle-même ! Imagine ! Oh, je me demande qui va jouer mon rôle… Et celui de tous les autres personnages dans notre histoire. Tant de possibilités ! A ton avis, chère sœur, quelle actrice sera assez belle et élégante, assez raffinée pour m’incarner ? Mais plus sérieusement, j’ai posé cette même question à Florence et tout ce qu’elle m’a répondu, c’est qu’elle voulait venir à Caen pour nous retrouver toutes. Donc, là, je les appelle, les anciennes agentes d’entretien des ferrys, pour organiser une réunion avec Florence, sans doute pour la semaine prochaine. Elles attendaient toutes mon appel parce que Florence leur avait déjà envoyé un texto. La plupart étaient enthousiastes, mais certaines - toujours les mêmes - n’ont rien voulu savoir du projet. Elles ne peuvent pas oublier que Florence était en réalité journaliste en reportage quand elle travaillait avec nous en 2009. Elles lui en veulent vraiment toujours. C’est dommage !
Bref, Françoise, mon amie pragmatique, a suggéré que le plus simple était d’inviter tout le monde à déjeuner chez moi et qu’elle m’aiderait à cuisiner. Nous mangerons dans le jardin à l’ombre du chêne où poussent des touffes de jonquilles printanières. J’aime leurs jolies têtes d’or. Florence est libre samedi prochain, espérons qu’il fera beau comme aujourd’hui. C’est l’occasion de poser des questions sur le film et je sens qu’il y en aura beaucoup. Hier, par exemple, au téléphone, Hélène m’a demandé : qui va faire ce film, Florence ou Emmanuel ou tous les deux ? Est-ce qu’elle peut lire le scénario avant le tournage ? Elle a le droit de mettre son veto, si on révèle des aspects de sa vie qu’elle ne veut pas représentés ? Etc, etc. Elle est sur le qui-vive, notre Hélène et, comme la plupart d’entre nous, elle hésite à étaler sa vie en public ! Mais, j’ai confiance en Florence. C’est une bonne copine d’Hélène et elle comprend ses vulnérabilités. Oh, Annie, la vie n’est pas simple ! C’est un deuxième défi. Et nous devrons nous adapter.
PAR ERIN GABRIELLE WHITE
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Marguerite
Dimanche, le 10 janvier 2010, reste une date difficile à oublier. Lorsque j’essayais de me rappeler ces mois où nous avons travaillé ensemble, certaines images ressortaient. Elle a toujours été enthousiaste et aimable. Yvonne a envoyé un message pour dire qu’elle souhaitait nous rencontrer, Françoise et moi. Elle viendrait à Caen après Nouvel An pour donner des nouvelles. Nous avions hâte de la revoir. Nous étions intriguées de connaitre la nature de ces nouvelles. J’ai compris qu’elle cherchait un boulot en dehors de Paris. Elle avait mentionné Gressy et Sucy-en-Brie.
Le fait que nous nous soyons rencontrées par hasard dans le couloir était une heureuse coïncidence. Nous nous sommes pris les mains et nous nous sommes embrassées. C’était vraiment de vraies retrouvailles. Yvonne était désolée d’apprendre la maladie de Françoise. Nous avons décidé de prendre un verre dans un café à proximité. Nous avons partagé des souvenirs, des blagues, des moments heureux. Puis sa nouvelle a fait l’effet d’une bombe.
En écoutant ses explications, mon esprit s’est figé. Pourquoi nous avait-elle trompées ? Nous étions ses amies. Je m’étais confiée à elle au fil de mois comme tout le monde. Yvonne avait aussi partagé ses problèmes. En fait, Yvonne, c’est le pseudonyme qu’elle nous avait donné. Apparemment ce n’étaient que des mensonges. Je me sentais terriblement confuse, déçue et abandonnée. Personne n’avait jamais trahie ma confiance de cette façon. Yvonne a essayé de justifier ses actes. Elle m’a assuré qu’elle comprenait la difficulté de nos vies.
Elle voulait que le monde entier soit au courant de notre situation. Nous étions exploitées, sous-payées, et surmenées. Nous le savions. Cependant nous risquions de perdre notre emploi. L’entreprise était si puissante. Nous pensions qu’Yvonne avait besoin d’un emploi. Quelle naïveté ! Elle semblait si honnête, si ouverte. Maintenant qu’elle avait révélé qu’elle était une auteure célèbre elle n’avait plus de souci d’argent. Elle pouvait retourner à son confort parisien. Ma déception s’est transformée en colère. Quand elle m’a invitée au lancement de son livre, j’ai réalisé que l’amie en face de moi était devenue une étrangère. Yvonne s’est révélée être une imposteuse.
Le chaleur de notre rencontre a rapidement disparu. J’ai dû partir. Je me suis levée.
« Adieu, Florence ! » ai-je dit.
PAR ANN B