Emile Ajar

Textes composés par les étudiants
du cours ATELIER DE LECTURE ET ECRITURE CREATIVE,
inspirés par 'La vie devant soi' d'Emile Ajar.

Pour lui

Papa m’a pris par la main et on a poussé la porte de l’hôpital. J’ai essayé de suivre ses grands pas. C’était samedi et on allait prendre le petit déjeuner ensemble. On avait l’habitude de faire ça tous les samedis pendant que maman allait à son cours d’italien. Je prendrais un chocolat chaud et un croissant. Papa prendrait un cappuccino et un croque-monsieur et on déciderait de ce qu’on pourrait faire le week-end tous ensemble : aller au zoo, déjeuner chez mes cousins, jouer au parc. Papa me faisait rire avec ses grimaces et j’étais heureux de passer du temps avec lui pour papoter de l’école, de mon professeur, des autres enfants. Il avait toujours une solution pour tout ce qui me préoccupait. Il m’aime et me protège. Et je l’aime.

Mais aujourd’hui, c’est différent. Papa essaie de sourire mais il peut pas. Il veut me dire quelque chose. Je le sais. C’est à propos de maman. Elle est très malade – deux opérations à la tête et plein de visites à l’hôpital. Il dit tu sais tout est difficile pour maman. Je pensais aux fois où je l’avais vue vomir, tomber. Les médecins disent qu’elle va mourir, Tim. On doit faire face à ça ensemble. Elle veut qu’on la ramène à la maison. Je vais vous dire que je suis pas surpris. Je comprends. Maman nous quittera pour toujours. Papa pleure. Il veut la protéger, nous protéger. Il peut pas supporter de la voir souffrir. Je ne veux pas la perdre, mais j’ai parfois l’impression qu’elle nous a déjà quittés. Ce qui est pire maintenant, c’est la peine de papa. Il l’aime tellement. Je veux le protéger. Quelque chose me réveille. C’est le cri soudain de maman. Elle est en pleine crise. Papa me dit de retourner au lit mais je peux pas. Je me cache dans le couloir et regarde dans le miroir de la coiffeuse. Je la vois tranquille. Elle lui montre le comprimé. Il lui prend un verre d’eau. Je détourne le regard. D’une façon ou d’une autre, je sais que c’est quelque chose qu’il veut pas que je voie. Ce sera notre secret.

PAR MAUREEN S

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Ma Tête a fait oui

Roman, âgé de 9 ans, est pupille de l’état. Il y a deux ans, il a été placé chez Pam et Brian Blanche, une famille d’accueil.

Je tenais Flou dans mes bras. J’étais habitué à son poids, à la douceur de sa fourrure soyeuse et mes mains connaissaient par cœur la courbe de ses côtes et les pointes aiguës de ses longues griffes. Le vétérinaire venait de lui faire la piqûre, c’était horriblement triste, j’ai vu l’aiguille et l’arrière de son cou et ses oreilles droites et ma main a senti les battements de son cœur, un, deux, trois, plus rien. Avant ça, j’avais jamais vu un corps mort, mort et chaud. Pam disait, Roman viens, ramène Flou à la maison, viens, il doit rentrer chez nous. Nous l’avons enterré dans le jardin et j’ai creusé le trou et je l’ai tapissé de photos de lui avec moi et j’ai mis quelques boucles noires de mes cheveux sous sa tête et j’ai placé des pierres rondes et lisses dessus. Je pouvais pas voir parce que je pleurais comme une fontaine.

Ça fait un an ou autour et je vais vous raconter ses derniers jours et je vais pas pleurer parce que je l’ai adoré tellement, ce petit chien, que j’ai déjà pleuré toutes les larmes de mon corps. Flou était mon meilleur ami parce qu’il n’y avait pas d’enfants ici, rien que des grandes personnes, Pam et Brian qui sont pas mes vrais parents mais ils sont pas mal, j’ai eu un tas de parents plus mauvais qu’eux. Pam savait que Flou sortait dans le jardin pendant la nuit pour pisser et que je sortais avec lui parce que je pouvais pas dormir et elle me gueulait pas après. Elle comprend un tas de choses, Pam. Une nuit je me suis réveillé et Flou n’était pas là. Je l’ai trouvé allongé dans le jardin, il n’a pas agité la queue, il pouvait pas se lever. Le vétérinaire a dit qu’il était très vieux et que le moment de la piqûre était arrivé. J’ai beuglé non et l’homme a dit, si vous le gardez, c’est pour vous pas pour lui. Qu’en penses-tu, Roman ? Vous savez, avant même de penser ma tête a fait oui. Maintenant je vois Flou dans mes rêves sous notre arbre favori, le pissoir – c’est notre nom secret pour cet arbre – et je l’entends dire merci Roman merci.

PAR ERIN GABRIELLE WHITE

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Mon ami calédonien

Chez nous, un chat est toléré mais un chien est tabou. Papa, le roi-empereur de la maison, en avait décidé ainsi. Sa parole fait loi, jusqu’à ce que Maman objecte. Ainsi s’est déroulée l’affaire du terrier écossais. C’était le cinq novembre, l’anniversaire de la conspiration des poudres, la nuit des feux d’artifice. Papa a dit oh non c’est une cérémonie de trop, un truc inventé par les Protestants. Maman a dit c’est trop dangereux pour les enfants. J’aimais bien voir les feux, alors je suis entrée furtivement dans le jardin devant la maison et c’est là que j’ai entendu un petit cri plaintif… et puis je l’ai vu. Un petit chien, noir, aux longs poils hirsutes, gémissant et tremblant, avec une peur mortelle des feux et de l’arôme de la poudre de canon. Ses yeux m’imploraient de l’aider. Je l’ai adoré tout de suite. Peu importe les conséquences, il allait être à moi. Je l’ai porté dans ma chambre, l’ai mis sur mon lit, sans bruit, sans lumière, et je l’ai caressé jusqu’à ce qu’il cesse de trembler. A l’aube, je lui ai apporté de l’eau et de la nourriture, et lui ai expliqué qu’il devait rester sous le lit et qu’il pouvait pas faire de bruit. Avec un coup de langue, il m’a compris.

Sur le trajet vers l’école, je pensais à un nom digne de mon nouveau copain caché. Soudain, le voici, sur un poteau télégraphique, une affiche avec une photo de mon chien, ses yeux vifs et intelligents, ses petites oreilles dressées et l’étiquette qui dit Chien perdu ! Un terrier écossais qui répondait au nom de Scottie. Comment ? Pourquoi ? Un nom si ordinaire, si banal ! Je suis revenue chez nous en quatrième vitesse. Vous pouvez imaginer ma surprise quand j’ai vu un chien noir, mon chien, à la porte de notre maison à côté de ma mère. Et les questions ont commencé à fuser, d’où et à qui était cet animal, pourquoi a-t-il dormi dans ta chambre, il est mignon mais probablement plein de puces. Ah, ah, Maman pense qu’il est mignon ! Je suis très avancée pour une fille de six ans, mais on avait ici un cas de nécessité majeure. Alors je me suis jetée à terre, ai saisi ses chevilles et sangloté comme un coyote. Ça a marché !

J’ai convaincu ma mère que le chien avait fui la persécution de cette cérémonie dangereuse et que j’étais trop bouleversée pour aller à l’école. C’était une journée merveilleuse. Maman a nommé notre chien, le Calédonien, ou Calé. Mais rien dure dans cette vie, ni le bien ni le mal. Tout allait bien jusqu’au retour de Papa. Il avait vu les affiches sur les poteaux, il voit tout, et il m’a amenée avec Calé chez sa propriétaire, une jeune fille qui aimait aussi Calé-Scottie. Finalement, on est devenus tous les trois des super camarades très proches.

PAR CARMEL MAGUIRE

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Jessie est vraiment ma chienne

Maman dit que c’est la chienne de la famille mais elle dort sur mon lit et dans ma chambre quand je suis à l’école et elle est toujours à la porte quand je rentre chez moi et c’est moi qui la nourris, toujours. Nous sommes les meilleures amies du monde et nous nous aimons beaucoup. Souvent quand je fais mes devoirs, elle pousse mon bras parce qu’elle veut une petite tape ou un câlin et mon écriture devient bizarre. Dimanche est son jour préféré parce que nous déjeunons chez Mamie et Jessie sait qu’elle y aura de la viande rôtie et beaucoup de légumes. Jessie aime courir dans le parc avec les autres chiens. Maintenant j’ai neuf ans, je peux la promener dans le quartier toute seule.

Le mois dernier était terrible. C’était le pire moment de ma vie. Je vais vous dire pourquoi. Je prenais un goûter après l’école, quand Jessie s’est levée et a tournée rapidement en cercles sur elle-même puis elle est tombée sur le tapis. Ses yeux tremblaient. Elle a fait pipi. Maman m’a dit peut-être c’est une crise. J’avais très peur et j’ai commencé à pleurer. Maman a mis ses bras autour de moi et elle a dit que nous devrions être très courageux, puis elle a téléphoné à l’hôpital des animaux. Ils sont venus dans une grande camionnette et ils ont utilisé une sorte de hamac pour la soulever. Jessie était calme mais son nez était sec.

Quand Papa est rentré à la maison, ils ont prononcé le mot ‘Euth…’ ou quelque chose du genre. Je n’ai pas compris, j’étais allongée sur mon lit et j’essayais de ne pas pleurer trop fort, et si Jessie ne revenait jamais chez nous… Non, c’était un cauchemar, j’ai étreint ma peluche Ours… Jessie , Ours et moi dormions ensemble tout le temps, tout le temps.

Maman m’a dit le lendemain que l’hôpital avait envoyé un message, notre chienne chérie allait un peu mieux. Elle avait des problèmes d’équilibre, d’audition et sa tête était penchée. Hourra, elle était rentrée chez nous, avec beaucoup de pilules et une tête branlante. Son état s’améliorait un peu plus chaque jour et je l’emmènais de nouveau faire des promenades. Je me suis dit que tant que Jessie ne mourrait pas, je serais heureuse à tout jamais.

PAR ANN B

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Le Sac de billes

On avait le même âge et on a vécu toute notre vie dans le même petit village, dans la même rue qui montait à la lisière de la forêt. Il habitait en face de chez moi.

On faisait tout ensemble. On allait chaque matin à l’école sur nos vélos. On a appris à nager ensemble. On avait construit une cachette secrète dans la forêt. On a été malades derrière l’abri du jardin quand on a fumé notre première cigarette volée. On s’allongeait sur le dos dans les champs pour identifier les animaux ou les personnages dans les nuages ou discuter de nos projets pour l’avenir. On deviendrait soldats ou pilotes. Ça changeait au fil du temps, mais on le ferait ensemble, ça c’était certain.

Je vous avoue que la vie était heureuse et sans soucis. On était comme des frères. Il aurait été impossible de penser à la vie sans lui.

La seule concurrence entre nous, c’était dans le cadre du jeu de billes et notre collection de billes qu’on gardait tous les deux dans un petit sac en velours. Ni l’un ni l’autre ne cèderait le jeu à l’autre et on se vantait, sans concession, d’avoir la meilleure collection. Il était impossible de croire que la beauté était dans l’oeil du spectateur.

Cet été-là, on a eu 10 ans. C’était un été très chaud, une fois encore. La canicule avait de nouveau apporté avec elle le danger des feux de forêt. On connaissait bien le danger des feux de brousse dans notre région.

Un jour, la fumée a bloqué le soleil et respirer était devenu difficile. Soudain, une émission à la radio nous a averti d’évacuer le village sans attendre et sans rien prendre. Tout le monde s’est éloigné rapidement du feu.

Quelques jours plus tard, on a pu revenir en toute sécurité. En arrivant dans notre rue, la catastrophe était là, devant nous. Mais je vous le dis, on n’est pas tous égaux. Notre maison était intacte. La maison de mon ami était en cendres.

Je l’ai regardé. Il avait un air d’impuissance, de confusion et de douleur. Il y avait des larmes dans ses yeux. J’ai couru chez moi et je suis revenu. J’ai mis mon bras autour de ses épaules et, sans un mot, je lui ai donné mon sac de billes.

PAR CM

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Gizmo et Brutus

Je ne m’entendais pas bien avec mes parents. Je me sentais quelqu’un à part, différent, pas comme les autres enfants de mon âge. À l’âge de onze ans, cet âge où le monde est parfait, enclin à aimer la solitude, je me sentais isolé à la maison, je ne sais pas pourquoi. C’est l’arrivée de Brutus, un berger allemand, qui m’a redonné la joie de vivre. Je gardais toujours mon chien à mes côtés, ce compagnon fidèle sans jugement, le chien, le meilleur ami de l’homme. Avec lui, je me sentais dans mon sanctuaire.

Pendant toute ma jeunesse, j’ai eu horreur des chats, ces créatures distantes qui tuent les oiseaux, qui prennent leur proie entre les dents, les torturent avant la morsure fatale. Il faut dire aussi que chaque dimanche, quand je rendais visite à ma tante Linda qui avait cinq chats, je ressentais une grosse répulsion, ces chats qui bondissaient tour à tour sur mes genoux et qui laissaient une trace de poils sur mon pantalon de velours super beau. Au moment de prendre le thé, tôt ou tard, une patte apparaîtrait et renverserait ma tasse. J’étais toujours le coupable des taches sur la nappe. Il faut vous dire que j’étais souvent tenté de leur donner un bon coup de pied.

Un jour d’hiver, tout a changé. Mes parents m’avaient laissé seul dans la maison : ils sont allés en vacances, ce qui me troublait un peu vu mon âge. Un chat est apparu à la porte d’entrée comme un invité inattendu. Ce chat n’était pas normal, ça c’est sûr. il avait les oreilles triangulaires il n’avait pas de poil, il ressemblait à un extraterrestre, c’était plutôt effrayant. Je disais plusieurs fois zou zou, va-t-en, mais il restait là, son regard fixe, trop assuré. Après deux jours ses miaulements saccadés m’ont poussé à succomber. Je dois vous avouer que c’était son air de noblesse qui m’a attiré et maintenant je l’attribue à son identité de chat sphynx. Comme ça, Gizmo s’est installé dans la maison. Six mois ont passé. Peu à peu, je développais une affection curieuse pour lui. Gizmo avait trouvé sa place sur mon lit à côté de Brutus.

Un soir, un cambrioleur s’est introduit par la fenêtre. J’avais une trouille d’enfer. Il était sur le point de s’approcher de moi et vous n’allez pas me croire, Brutus s’est caché sous le lit et c’est Gizmo qui est venu à la rescousse. En quelques secondes mon chaton, cette créature délicate, s’est transformée en tigre. Il a montré ses dents et tout d’un coup cet animal fragile est devenu un guerrier. Mais c’étaient ses hurlements qui ont fait fuir le visiteur indésirable. Maintenant j’ai deux meilleurs amis, Gizmo et Brutus.

PAR AMANDA

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Meccano

J’aimais mon oncle aux cheveux roux que nous appelions ‘Jambon’. Tous les soirs, Jambon et moi, nous nous asseyions sur la véranda de la maison que nous avions louée et nous parlions et nous parlions. Il était conducteur de train et il me racontait tout sur les trains à vapeur, les trains électriques, les voies ferrées, les rails de commutation, les signaux et les sifflets. J’étais heureux que Jambon vive avec nous et je l’aimais tellement que je lui aurais donné toutes mes économies s’il en avait eu besoin. Je me sentais quelqu’un avec lui parce qu’il trouvait que ça valait la peine de parler avec moi. Il faut dire que mon père était toujours malade, ma mère était au travail et personne d’autre à la maison n’avait de temps pour moi. Mes économies venaient de notre chat Ming. Je suis bien tombé de l’avoir trouvé. Ensuite je l’ai vendu à Jambon. Il a rédigé un contrat de vente et le chat est devenu officiellement le sien. Je gardais mes économies dans une boite de fer blanc sous le lit pour acheter un set Meccano.

Un soir Jambon a sorti un set Meccano. Il en avait acheté un et j’ai voulu le rembourser. Mais il voulait pas de mon argent. J’ai construit des trains, des ponts, des grues et je les ai fièrement montrés à Jambon. Il faut dire maintenant que mes copains venaient parfois à la maison. A neuf ans on peut être très méchant, on fume et on taquine les adultes. Un des jeux favoris était de tirer des petits cailloux avec une fronde, visant la joue ou le cou de la personne. Ils sentaient comme de petites piqûres et la victime se tapait la zone atteinte avec étonnement, d’où cela vient-il ? Ha, ha.

Alors un jour on a attaqué Jambon pendant qu’il se reposait sur la véranda. Nous nous sommes cachés et avons commencé à lancer nos projectiles. Après quelques coups bien ciblés, Jambon s’est mis en colère, son visage est devenu très rouge, il a saisi les morceaux du Meccano et les a jetés dans les buissons. C’était un choc. Les copains ont fui. Moi, je suis resté figé sur place. J’avais honte. J’ai pas cherché les morceaux mais, les yeux rougis, je suis retourné vers la véranda. Il comptait plus pour moi que les morceaux de Meccano.

PAR MARGARITA

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Momo : la vie devant moi

Inspiré par « La Vie devant soi » (1975) de Romain Gary (Emil Ajar) (1914-1980) et par « Monsieur Ibrahim et les fleurs du Coran » (2001) d’Eric Emmanuel Schmitt (1960- )

Extrait de mon journal intime

Dimanche dernier, ça faisait cinq ans. Une éternité. Je me sentais si seul ce jour-là. Papa, où es-tu ? Perdu, j’errais dans l’épicerie … son épicerie et mes doigts glissaient sur les étagères… ses étagères, les produits empilés du sol au plafond. Pas un poil d’espace libre. Partout, le parfum pimenté de Papa…

Je tâtais les articles au hasard : une boîte de conserve, un paquet de riz, une bouteille d’eau de vie. Mais Papa, tu n’étais pas là. Nulle part. Le vide de ton absence, partout. J’ai ramassé le Coran. Ton Coran. Rien. Les mots dans ma tête, tes mots, résonnaient dans l’abîme, vides et cruels. « Je sais ce qu’il y a dans mon Coran. » Oui, Papa, tu sais, mais à quoi ça sert ? Tu n’es plus là, disparu, emporté je ne sais où. Sans toi, les mots sont froids, morts, creux, inutiles. Bah ! J’en ai marre.

En laissant retomber son précieux livre, je remarque un autre livre, un roman… Sous le Coran. Sans doute un cadeau posthume de Papa. Pendant cinq ans, ce livre est resté là. Je ne l’avais jamais remarqué. Je le ramasse lentement : La Vie devant soi. Je lis la dédicace : « Pour toi, mon cher fils, mon Momo ». Je tâte les mots du regard, puis du bout des doigts. Je reste cloué sur place, bouche-bée. Te voilà soudain là, Papa, à mes côtés. J’entends tes mots : « Je sais, mon cher Momo, je sais ce qu’il y a dans ce roman ». Je m’écroule sur ton tabouret et serre ce livre aux pages écornées contre mon cœur. Il parle de quoi, Papa, ce livre ? Cela m’intrigue. Je commence à lire… Et peu à peu, je suis séduit, peu à peu, je succombe aux charmes d’un autre Momo, un môme comme moi. Peu à peu, je ne suis plus seul.

D’abord, je lis lentement, attentivement, puis, de plus en plus vite. En trois jours, je dévore « La Vie ». Aussitôt fini, aussitôt recommencé ! Lire ce livre me fait du bien. Dans ces pages, je rencontre un gamin de 14 ans qui s’appelle Mohammed, dit Momo, un musulman élevé par une vieille juive, Madame Rosa. Elle, elle était pute autrefois. Momo habite Belleville dans un clandé pour les enfants de putes. C’est Madame Rosa qui s’occupe d’eux. Elle devient de plus en plus moche et malade mais Momo aime cette vieille femme et la considère comme sa mère. Alors qu’elle est sur le point de mourir, il refuse de l’abandonner et la conduit dans sa cave secrète, « son trou juif » qu’elle s’est aménagé par crainte de nouvelles persécutions. Là, Momo lui récite le kaddish, la prière juive et il reste couché près d’elle et de son cadavre pendant trois semaines ! C’est vachement triste, vraiment horrible ! Ce môme, il est comme moi, il me ressemble…même si sa vie est sans doute pire que la mienne.

Bizarrement, c’est une consolation pour moi, sa putain de vie. Je découvre qu’il y a un autre pauvre gars dans le monde, un autre type comme moi ! Tu vois ce que je veux dire ! Autrefois, je m’appelais Moïse et j’habitais rue Bleue à Paris avec mon père juif et sans ma mère parce qu’elle avait disparu un peu de temps après ma naissance. Et puis, c’était au tour de mon père de disparaître. Lui, il s’est jeté sous un train, près de Marseille. Je me suis retrouvé tout seul, abandonné par mes deux parents ! Après ça, je suis devenu Momo, le fils adoptif de monsieur Ibrahim, l’épicier arabe du coin. Pour moi, c’était une aubaine : un nouveau papa aimable, agréable et sage au lieu d’un père abominable. Excellente affaire, non ? Marché conclu ! Parfait !

Oh, tu vas me trouver dur ! Dans un sens, tu as raison, j’en voulais à mon père. Tu vois, il était toujours triste, distant et déprimé. Il passait tout son temps à lire, sans prendre le temps de vivre. Chaque fois qu’il ouvrait un livre, mon père, il fermait la porte au nez de la vie. Je le sais parce que c’était moi, son fils, qui était le petit bout de vie qui dansait sous son nez ! Mais il ne me voyait pas. C’était comme si je n’étais pas là ! Je ne l’ai jamais pigé, ce père à moi. Mais les choses ont commencé à changer quand mon nouveau Papa m’a expliqué l’histoire de mon foutu père. Il paraît que mes grands-parents avaient été emportés dans les trains et qu’ils sont morts dans un camp nazi. Tu sais, a dit Papa, c’est sûrement à cause de tout ça, à cause de tout ce qui lui était arrivé et était arrivé avant lui, que ton père n’a plus eu la force de vivre. Peut-être se sentait-il coupable ? Je sais pas. Mais je sais que pour lui c’est comme si je n’existais pas. Peut-être pensait-il toujours à ses parents morts ? Je sais pas. Je sais seulement que c’était pas sa faute, ce qui est arrivé à ses parents. Et son histoire triste, c’est pas ma faute à moi non plus. Je suis pas coupable.

Ce sentiment de culpabilité, eh bien, Momo m’a beaucoup aidé à le confronter. Comme moi, il piquait, mentait, bouffait trop et jurait comme un charretier. Comme moi, il aimait les putes et les glaces à la vanille et n’aimait pas les flics, la drogue et l’Assistance Publique. Comme moi, il avait souvent une peur bleue sans raison et, quelquefois, pour de bonnes raisons. Mais, tu vois, lui, il ne se sentait pas coupable. Un vrai miracle ! Vraiment, à l’âge de 14 ans, ce gamin était aussi sage que mon vieux Papa. Tous deux se foutaient des lois et faisaient ce qu’ils voulaient. Je te donne un exemple : tout le monde sait que les musulmans ne devraient pas boire d’alcool mais ça ce n’était pas un problème pour Papa ! Il croyait en Dieu à la façon musulmane… et, du coup, il savourait sa Suze anis avec une conscience tranquille. Il disait qu’il était opposé au « légalisme ». Il me semble que Momo, lui aussi, est né avec la même sagesse. La psychologie, ce n’est pas mon rayon, mais est-ce que Papa essayait de me dire que ce môme libéré pouvait m’inspirer et me guider ? Tu vois, je suis un éternel inquiet et sacré nom de nom, j’aimerais bien avoir la conscience tranquille. Papa disait toujours que chacun doit voler de ses propres ailes mais c’est vachement difficile de s’envoler quand on est accablé par ce foutu sentiment de culpabilité.

Momo est devenu comme un frère pour moi. Même histoire, même parcours : tous les deux abandonnés à un jeune âge, puis adoptés (moi officiellement et lui non-officiellement), adorés comme un vrai fils par un parent de substitution, puis atrocement attristés par la perte de cette personne tant aimée à l’âge de 14 ans. Et puis, on s’appelle tous les deux Momo, même si moi c’est Moïse et lui, c’est Mohammed, mais bon, c’est une autre histoire. L’histoire de Momo, elle est comme la mienne. C’est une histoire drôlement triste. Et, bien sûr, chaque fois que je la lis, je chiale comme un veau… pour Momo et pour tous les autres bougres de notre foutue tribu. Mais, c’est bizarre, plus je lis son histoire et mieux je me sens. Lire, pleurer et raconter mon histoire, ça me remet les idées en place. C’est étrange, hein ?

Depuis une semaine, j'écris dans ce journal et depuis une semaine, j’évite la grande question des mères. Je dois te raconter ce qui est arrivé à la mère de Momo. C’était une pute et elle est morte quand Momo avait trois ans, tuée par son père à lui, un proxénète, au cours d’une crise de jalousie. C’est à ce moment-là que le père de Momo l’a donné en garde à Madame Rosa. A la fin du roman, son père, un certain Youssef Kadir, réapparaît pour le réclamer, après 11 ans d’absence ! Mais ce foutu père est psychiatrique, comme ils disent, et Madame Rosa veut protéger Momo de ce fou furieux. Pour ça, elle lui fait croire qu’elle a élevé Momo comme un bon juif au lieu d’un bon musulman. Outré, le père refuse d’accepter un fils juif et, sous le choc, il meurt en le désavouant violemment. Quand je lis ça, qu’il est mort, je crie à haute voix, « bravo » et « bon débarras ! ». Et puis, je me rappelle le sort de mon père à moi, écrasé sous un train. Comment il en est arrivé là, ce pauvre malheureux ? Qu’est-ce qui l’a rendu aussi psychiatrique ? Momo dit que la vie n’est pas « un truc pour tout le monde » et ça a sûrement été le cas pour mon père.

Mais je veux en revenir maintenant au problème des mères qui se volatilisent. A 3 ans, Momo perd sa vraie mère et à 14 ans, sa mère de cœur. C’est vachement dur ça, perdre deux mères. C’est vraiment pas juste ! Mais, au bout du compte, son histoire se termine bien parce qu’on découvre, vers la fin du livre, que Momo racontait sa vie à une femme (j’étais déçu parce que je pensais qu’il me la racontait à moi, mais non, il la racontait à cette Nadine). C’était elle qui, avec son mec, s’est occupée de lui après la mort de Madame Rosa. Elle était blonde et sentait vachement bon et travaillait au cinéma, une sorte de troisième maman. Sacré veinard, Momo ! Finalement, tu as décroché le gros lot ! Y a de quoi être jaloux !

C’est plus facile de parler de la mère d’un autre con, surtout quand elle est déjà morte, plutôt que de parler de la sienne. Ma mère à moi, elle a disparu. Je ne t’ai pas dit qu’elle était morte parce que ce n’est pas vrai. Elle est toujours là, quelque part. Le fait est qu’elle s’est pointée, subitement, un peu après la mort de mon père, un jour que j’étais chez moi tout seul. La voilà, devant moi. Et elle cherchait Moïse. Merde ! Sidéré d’abord, je me suis ressaisi et je lui ai dit que Moïse n’était pas là, qu’il était parti. Je voyais bien qu’elle ne me croyait pas mais elle a fait comme si. Alors, j’ai continué de faire semblant ; je peux moi aussi jouer à ce petit jeu-là. Et on continue comme ça depuis 5 ans : de temps en temps, elle arrive pour demander des nouvelles de Moïse. Elle m’appelle toujours Mohammed et je lui donne les informations qu’elle cherche sur son fils. On est toujours sur nos gardes, l’un avec l’autre, cette femme, ma mère et moi. C’est normal. Ça changera un jour, peut-être. Je sais pas. Pour le moment, je m’en fous ! Ça va pas changer aujourd’hui en tout cas, ni demain non plus. On a le temps. On a plein d’années devant nous, ma mère et moi, jusqu’à la saint-glinglin !

Les mères sont drôlement difficiles, elles font partie de la catégorie des personnes les plus compliquées du monde ! Toutes les raisons qui ont poussé ma mère à m’abandonner à l’âge de rien-du-tout sont peut-être compréhensibles pour elle mais sûrement pas pour moi. Il n’y a pas une seule raison au monde pour ça même si elle répète que c’est ses oignons. Pour Momo, c’était vachement différent. Sa mère à lui avait de vraies raisons. Alors est-ce que c’est mieux d’avoir une mère morte ou même une mère assassinée quand on a 3 ans ? Peut-être. Au moins, Momo a eu le temps d’avoir des souvenirs de sa maman, de sa jupe courte, de ses bottes rouges, de ses bras autour de lui… Ça doit être drôlement chouette et réconfortant de se blottir contre ces images-là, d’avoir une jolie pute comme maman. Pour moi, rien, le vide dans la tête. Etre abandonné à 3 mois au lieu d’être abandonné à 3 ans, ça fait des milliers d’années-lumière de différence. Tu peux me croire. Je ne plaisante pas !

Demain on sera en avril et Abdullah va passer à l’épicerie pour m’aider comme d’habitude. Tu sais, Papa, ton cher ami d’enfance m’a tellement soutenu depuis que tu es parti…surtout à propos de Marie, ma petite amie. C’est compliqué avec elle. On se dispute, on se réconcilie, on se dispute de nouveau. C’est gonflant. Mais quand je l’embrasse, elle a le goût de la glace à la vanille et je suis fou d’elle. Abdullah comprend tout ça... Comme tu le sais, Abdullah est plein de mots rares et de poèmes qu’il connaît par cœur, surtout son Rumi, mais il ne connaît pas le langage de la rue. Il est nul en argot. Et il ne connaît pas les œuvres de fiction non plus (même si les poèmes de Rumi sont, à mon avis, un grand ouvrage de fiction !) Alors, je viens de lui prêter « La Vie ». Il verra tout ce que j’ai écrit dans les marges. Ça ne fait rien. J’ai confiance en Abdullah. Dans ma copie, j’ai souligné toutes les questions que Momo pose à son ami, le vieil Arabe, Monsieur Hamil. Tu vois, Papa, moi je me pose les mêmes questions. Surtout celles concernant l’amour. Pour Momo, la grande question c’est : peut-on vivre sans amour ? Mais Monsieur Hamil ne lui répond jamais, en tout cas pas directement. Je sais, Papa, que tu m’as dit que pas de réponse c’est toujours une réponse mais moi, j’aime mieux les réponses en vrai avec des mots…

Je pose quelquefois la même question à Abdullah. Il me sourit et il ne dit rien. Mais l’autre jour, il a dit : « Mon cher Momo, ton Papa t’a adoré, je t’adore et Marie aussi. Tu es entouré d’amour ! » Moi, j’aimerais bien que ça soit Marie qui me dise ça ! Ça ne fait rien, elle va bien le dire un jour. Et quant à ma mère, je lui ai acheté une copie de « La Vie ». Je la lui donnerai demain. Peut-être va-t-elle s’arrêter, elle aussi, sur la grande question de Momo, la question sur l’amour. Je l’espère. Tu sais, j’aimerais tant partager ça avec elle.

Ça y est ! C’est tout ce que je voulais te dire. Au moins pour le moment. Le jour de l’anniversaire de la disparition de Papa, je me sentais si seul, si perdu. Pour mettre de l’ordre dans mon esprit, je me suis mis à lire et à gribouiller dans ce journal. Je noircis des pages entières. Sans écriture, tout ce brouillamini me prendrait la tête. C’est comme ma chambre, elle est pleine de moutons ! Il vaut mieux que je couche cette confusion sur le papier que de laisser tourner tout ce troupeau en rond dans ma tête. Maintenant, je me sens plus léger. Momo m’y aide. Tu vois, même s’il me fait parfois chialer, il me fait rire aussi. C’est un drôle de type, ce môme-là. Quand je lis « La Vie », je glousse. Et souvent, je pleure et glousse en même temps ! Oui, c’est possible. Si Papa m’a fait rencontrer Momo pour me remonter le moral, il a bien réussi. Un grand merci, Papa.

Et merci à toi aussi, mon cher journal. Maintenant que j’ai couché mes peurs et mes espoirs sur le papier, je peux faire face à demain et reprendre le chemin de la vie, de toute la vie devant moi.  

PAR ERIN GABRIELLE WHITE (août 2020)

Remerciements
Sans l’aide de deux Françaises, je n’aurais pas su trouver la voix de Momo. Je remercie vivement Rita Orsini, ma professeure infatigable et Caroline Young, mon amie si patiente. Toutes les deux ont généreusement partagé avec moi leur connaissance et appréciation de leur langue maternelle. Un don inestimable. EGW                 

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