Kamel Daoud

Textes composés par les étudiants du cours LIRE ET ECRIRE,
inspirés par 'Houris' de Kamel Daoud.
Lisez les textes inspirés par d'autres auteurs sur cette page.

Texte #1 d'après l'extrait p.88

Maman et moi

Aube (Fajr en arabe), âgée de 27 ans, est muette. 22 ans plus tôt, pendant la guerre civile en Algérie, ses cordes vocales ont été détruites par un islamiste qui a essayé de l’égorger. Maintenant elle est enceinte et elle raconte, dans sa voix intérieure, son histoire au bébé dans son ventre. Dans l’extrait suivant, nous entendons la réaction de ce bébé, qui n’est pas encore né, après une interaction entre Aube et sa mère adoptive.

Maman vient de parler à sa mère adoptive au téléphone. Elle est agitée. C’est toujours le cas pendant ces conversations. Sa mère répète et répète les mêmes instructions, les mêmes avertissements. Ma mère répond avec les mêmes sons : ses grognements et gémissements, ses bâillements et beuglements, ses sifflements et hennissements. Tous ses cris de détresse. C’est une vraie ménagerie dans la gorge de ma mère. Surtout quand elle est frustrée et, en ce moment, elle est vraiment frustrée. Je sens son cœur s’accélérer, son estomac se contracter, ses entrailles se tortiller. Je suis aussi proche d’elle qu’elle l’est d’elle-même, et quelquefois je crois que je la connais mieux qu’elle ne se connaît elle-même. Je reconnais immédiatement les frustrations qui courent dans ses veines, la colère qui encombre ses entrailles, la tristesse qui pèse sur son cœur, la peur qui inhibe ses gestes. Je connais même son plaisir lorsqu’elle va aux toilettes, son inconfort quand elle est constipée. Il n’y a aucun secret entre Maman et moi. Elle s’exprime si clairement. Sans aucun subterfuge. C’est la meilleure communicatrice du monde, ma mère. Et je la comprends parfaitement. Un jour, je saurai prononcer ses cris de « meuh, miao, ouaf, coin » : un jour, je vais m’exprimer aussi précisément qu’elle. Ça me donnera un bon coup d’adrénaline. Je comprends que ce jour s’approche rapidement. Chaque jour, Maman va de plus en plus vite, elle est toujours pressée, tout est urgent, il n’y a pas de temps à perdre. Nous chantons la même chanson, elle et moi. Pas de temps à perdre. Chaque jour, je me sens de plus en plus à l’étroit. Je me tords, je me retourne, je donne des coups de pied violents. L’espace me manque. Bientôt, je ne pourrai rester ici une heure de plus, une seconde de plus. Bientôt, je vais plonger dans l’air, la tête la première. J’ai hâte. Vite, vite, j’ai envie d’y aller, de respirer. Vite. La vie me pousse. Avec insistance, elle me pousse. 

PAR ERIN GABRIELLE WHITE

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Pas mon choix

J’étais inquiète. Je n’avais pas vu Aube depuis quelques jours. Ni les voisins, ni Tayeb le gardien ne l’avaient vue non plus. Ils avaient soupçonné son état, mais pas un mot. Elle vient enfin de rentrer chez nous. Un coup d’oeil à son visage triste et je l’ai su. Aube s’est fait avorter. Elle a avalé les trois pilules. J’ai hurlé "Non, non, pas ça !", mais Aube, muette comme toujours, a simplement baissé la tête. Une seule larme est tombée sur sa main gauche. Je n’ai rien dit de plus mais dans ma langue intérieure j’ai crié de choc, de colère, de déception, de frustration, d’inquiétude, de tromperie, et enfin de pitié. Des années à essayer de gagner sa confiance, au fur et à mesure, des années à apprendre comment communiquer avec une muette, tout ça pour rien. Pas de consultation, pas besoin de conseils. Un bébé, nouveau-né, innocent, aurait peut-être apporté un soulagement à Aube, une raison de survivre sa blessure injuste, une raison de vivre dans la joie. Mais le fardeau d’être mère, sans voix, avait semblé terrifiant, plus que la douleur d’un avortement souffert toute seule. Quant à moi, en tant que gardienne, un bébé dans le domaine aurait été une source de bonheur, même un enfant sans père, enfant naturel, "un bâtard" comme on dit. Nous deux aurions pu l’aimer, aurions pu déménager pour la cacher, aurions pu élever le bébé comme ma propre fille. Maintenant mon métier d’avocate, chez les islamistes, sera très précaire. Un avortement est illégal, la punition sévère, et moi, l’adulte responsable, c’est moi qui serai la coupable. Dans un avenir prévisible, nous courrons toutes les deux un risque de châtiment. Nous devrons vivre en cachette. J’ai embrassé ma petite Aube mais avec le cœur lourd. Nous vivrons dans la peur pour longtemps.

PAR ANGELA LOW

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Leila

On m’appelle ‘Bébé’ et ‘Chérie’ mais je m’appelle Leila. Je remercie Dieu d’être là.Elle a décidé de ne pas avorter, c’était une décision difficile. Ce n’est pas que je la blâme. Elle a tellement souffert après sa terrible blessure. Ça n’aide pas qu’elle ait une mère autoritaire qui demande toujours où est ‘ce fourbe de père’. J’ai presque dix mois maintenant, mais parfois j’ai l’impression d’être l’adulte dans la pièce. Elle se dispute avec grand-mère pour tout, surtout à propos de moi et de mon bien-être. Maman envoie des messages à ses amies leur disant que je suis un bébé heureux et en bonne santé. Puis malheureusement elle pleure beaucoup.C’est un son horrible et étrange. Je ravale mes larmes et évite de pleurer. Inhabituel pour un bébé.Je pense qu’elles se trompent à propos de Tayeb. Il adore les bébés. Il m’amuse quand il se cache derrière ses mains puis me fait ‘coucou’. Beaucoup de rires. Ha ha. Parfois je dors dans ma poussette dans la cour avec lui quand elle fait ses courses. C’est un bon gardien mais Grand-mère n’approuve pas. Apprendre à parler a été un problème. Maman et moi babillons ensemble comme des chatons qui miaulent. Je sais qu’elle se sent coupable de ne pas pouvoir parler.J’écoute Tayeb et Grand-mère parler et la télévision m’aide à apprendre. J’aime tellement Maman. Grand-mère veut toujours parler de l’opération mais rien n’est prévu, rien. Elle nous a montré une photo d’un électro-larynx disponible en France. Maman a refusé de l’envisager. Je sais qu’elle se sent handicapée et frustrée. La monotonie de chaque jour quand elle doit s’occuper de sa canule et d’autres problèmes médicaux est très déprimante. Quand trouvera-t-elle un autre homme ? Un sauveur viendra-t-il un jour lui apporter la paix, l’espoir et une solution ? Cela arrive dans les contes de fées.

PAR ANN B

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Départ

Le départ est pour demain. Pour un pays étranger. C'est la guerre ici, elle ne se sent pas en sécurité. La décision de partir a été prise. Je pense que ce n'est pas une bonne idée, pas d’aller dans un pays où elle ne connaît ni la langue ni personne ni le type de travail qu'elle trouvera là-bas. Quel emploi trouvera-t-elle ? Elle a un talent pour cette nouvelle technologie, peut-être qu'elle trouvera un emploi dans une start-up. Et ses compagnons ? Elle a un si bon groupe d’amis ici, chez elle, dans le pays qu’elle aime. Dommage qu’elle ait décidé de partir. Pourquoi part-elle si loin ? Un an, elle dit, "pas plus que ça". Si ça ne se passe pas bien, elle reviendra. Si ça se passe bien, elle nous fera venir, dit-elle. Un an, c'est long et tout peut arriver en un an. A-t-elle pensé à l'effet que cela aura sur moi, sur ses sœurs, sur ses frères ? Elle dit qu'elle nous enverra chercher "si tout va bien là-bas". Elle espère faire sa vie là-bas, là où il n'y a pas de guerre. Il n’y a rien à dire. Je vais l'emmener à l'aéroport demain. Des larmes ? Pas le moment, même si je suis triste à l'idée de ne plus revoir son sourire chaque jour. Son rire joyeux. Il n’y a rien à dire ni à faire. Elle n'était pas heureuse ici dans ce pays déchiré par la guerre, et elle doit partir pour une vie meilleure ailleurs. Aussi triste que je sois, je lui souhaiterai bonne chance et beaucoup de succès dans sa nouvelle vie. Nous nous parlerons au téléphone souvent sur zoom ou WhatsApp ! Il faut toujours quitter le nid et trouver son propre chemin dans la vie. Elle n'est pas bête. Elle est intelligente. Elle s'en sortira. Je lui fais confiance pour prendre les bonnes décisions et je lui souhaite bonne chance dans cette nouvelle étape de sa vie. Elle fait face à un grand défi : une nouvelle langue, un nouvel environnement, de nouveaux copains et copines et de nouveaux endroits. J’ai de la chance d’avoir une fille si courageuse et audacieuse. 

PAR PH

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Texte #2 d'après l'extrait p.176-180

Les feux d’artifice

Maman adorait les feux d’artifice. Elle avait de bons souvenirs des nuits de feux de joie quand elle était jeune. Elle raconta tout ça à ses petits-enfants :  comment ils passaient des jours à faire un grand feu avec du bois et des déchets, comment ils dépensaient tout leur argent de poche à choisir des petits feux d’artifice, après des délibérations sérieuses. (Ah oui, je me souviens de ça !). Elle décrivit la nuit de la journée de l’Empire (ah oui, je me rappelle. C’était l’anniversaire de la reine Victoria à l’époque). Le grand feu qui illuminait le ciel clair et froid, les roquettes lancées vers les étoiles mais quelquefois par malchance elles voyageaient par terre vers nos pieds, les roues de Catherine qui étalaient leurs étincelles partout, les gros pétards qu’on appelait ‘double bungers’ qui surprenaient par leurs fortes explosions, les ‘jumping jacks’ en forme de ficelle avec des petits pétards qui causaient une série de petites explosions, des très lumineuses bougies romaines de couleurs diverses. Ah, des souvenirs ! « Allumez la mèche bleue et tenez-vous bien à l'écart. » Bien risqué et de temps en temps, il y avait des blessures. Une fois, son frère détruisit la boite aux lettres de leur voisin avec un gros pétard. Puis, après des accidents graves parmi les jeunes, les doigts écrasés, des yeux aveuglés, les autorités interdirent la vente des feux d’artifice. Plus rien. Tant pis. Aujourd’hui on peut voir les grands spectacles gérés en toute sécurité par des experts. Son histoire fascina les enfants mais le plus petit eut peur. Les feux, les étincelles, les explosions… il ne les aimait pas. Elle lui montra les photos du plus grand spectacle à Sydney pour le Nouvel an, sans son, mais il n’était pas convaincu. Il dit « Non, jamais. » Au bout d’un certain temps, elle proposa une visite au centre-ville, seulement tous les deux, pour voir le spectacle à distance, peut-être par la fenêtre d’un hôtel, en haut. Il hésitait. Un après-midi, ils arrivèrent au Jardin Botanique pour un pique-nique sous le bon soleil. Elle mit une couverture et ils mangèrent. Il y avait beaucoup de gens qui faisaient la même chose. Le garçon jouait au foot avec les autres. Une camionnette de glaces arriva et tout le monde en sucèrent une. Vers 8 heures, le garçon lui demanda « Où est l’hôtel ? » mais elle lui dit qu’ils resteraient là avec une bonne vue sur le port. Au moment où les grands feux d’artifice commencèrent, il fut terrifié. Il se cacha sous la couverture, gémissant et tremblant comme un petit chiot. Elle l’embrassa fortement, en décrivant les feux d’artifice : un comme un chrysanthème, un comme des étoiles, des roquettes, des couleurs vivantes, des reflets sur l’eau. Peu à peu il leva la tête pour regarder. Au point culminant, il se tourna vers elle, les yeux écarquillés, brillants. « Bloody beauty, Gran-gran, c’est magnifique ! J’peux rester pour le dernier spectacle ? Allez, s’il te plait… » Ah, quel bon Nouvel an ! C’était le début d’une tradition annuelle pour notre famille.

PAR ANGELA LOW

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Un voyage à Paris

La dernière semaine de septembre 2024, maman alla à Paris avec ma fille, Saskia et mon mari David. C’était probablement sa dernière aventure à l’étranger. J’étais partie plus tôt pour assister à un soixantième anniversaire en Grèce et je les rejoindrais à Paris …. (pff, elle a de la chance !). Ils avaient l’intention de rester dans un appartement mais ils pensaient qu’il serait plus sage de passer la première nuit dans un hôtel car ils n’arriveraient pas avant minuit. Les réservations avaient été effectuées et confirmées par carte de crédit et par courriels des semaines avant leur départ. Ces courriels incluaient la promesse d’un accueil personnalisé, des conseils touristiques, des réductions et des informations générales. L’escale pour une nuit à Singapour fut excellente. Mais le vol pour Paris dura près de quatorze heures. Ils arrivèrent souffrant du décalage horaire, mais pleins de joie. La circulation était dense et le trajet depuis Charles de Gaulle était très lent. Il était presque minuit lorsqu’ils arrivèrent à l’hôtel. L’entrée était dans une semi-obscurité, tout était très calme. Il n’y avait personne à la réception. « Bonjour, hello, il y a quelqu’un ? » mais aucune réponse. Rien ! Ils essayèrent de téléphoner, ils essaèrent d’envoyer un message ; tout cela en vain ! Ils étaient tous épuisés, frustrés et de plus en plus en colère, quand un jeune couple émergea. Ils nous dirent que les deux ascenseurs étaient en panne et que le concierge aidait le mécanicien. Finalement, le concierge arriva. Il était brusque, il ne présenta aucune excuse et il dit que la réservation avait été annulée. Ils montrèrent les courriels de bienvenue mais il était insistant. Ils acceptèrent comme compromis de partager une chambre qui avait un canapé aussi. Ils trouvèrent du linge de lit dans les placards et David porta les valises jusqu’au quatrième étage (J’imagine que son visage était livide). Heureusement le lendemain ils emménagèrent dans leur appartement. Yippee ! Quelques jours plus tard, l’hôtel retrouva la réservation égarée. J’arrivai le lendemain et tout alla bien dans « La ville des lumières ».

PAR ANN B

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Le Triomphe de ma mère

Dans ce qui suit, la narratrice raconte une histoire de son enfance à son amie de longue date.

Une fois, pendant les grandes vacances, ma mère triompha. Elle triompha de façon spectaculaire ! Comme la plupart de nos voisins, mon père avait l’habitude de garer notre FJ Holden de 1953 dans la rue, devant chez nous. Cet arrangement n’était pas au goût de ma mère (Ah, je me souviens bien de la frustration de ta mère !). Elle suggérait, assez souvent, qu’il y avait de la place pour un abri à côté de la maison et que là, la fierté et la joie de mon père serait plus en sécurité. Mais non ! Cette précieuse voiture était uniquement l’affaire de Papa et, même s’il pensait que c’était une bonne idée, il n’allait pas l’admettre. « Tu penses que l’argent pousse sur les arbres ! Ce serait du gaspillage… » (Ah, les pauvres femmes des années 50… Typique !!) A cette époque-là, c’était le sujet d’une constante dispute entre mes parents. Mais soudain, pendant l’été 1954, tout cela changea et Maman en profita : quand le chat n’est pas là... Mon père allait partir en vacances, une balade en voiture de deux semaines et ma mère allait gérer le magasin pendant son absence. Parfait ! A la dérobée, M’man fit ses préparations. D’abord, elle téléphona à leur ami, Kevin, un entrepreneur qui consentit de collaborer avec elle dans le plus grand secret. Kevin dit qu’il ferait faire le plan pour ce petit abri et, de plus, qu’il surveillerait la construction jusqu'à son achèvement. Halleloujah ! Cette petite opération serait en de bonnes mains. Finalement, le jour du grand départ arriva. Ma mère et moi dîmes au revoir à Papa et regardâmes la voiture rouge et blanche disparaître au coin de la rue. Une heure plus tard, comme sur des roulettes, une armée d’ouvriers arriva. Rapidement, notre jardin se transforma en un chantier, un espace encombré avec outils, briques, jurons, sacs de ciment, tas de sable, chansons paillardes, types tout en sueur et machines qui ronronnaient sans cesse. Quel boucan ! Ce chaos ne faisait pas partie du plan original. « On ne fait pas d’omelette sans casser d’œufs, vous savez, Alice » Kevin répétait à ma mère. « Mais je n’ai pas demandé d’omelette » Maman protestait avec froideur. Cependant, les ouvriers finirent par partir, mon père était de retour et la voiture bien installée dans son nouvel abri, un abri couleur de grès ou, comme dit Kevin, couleur d’omelette brûlée. Pour ma mère, c’était mission accomplie !

PAR ERIN GABRIELLE WHITE

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Texte #3 d'après l'extrait p.410-412

Une Communication alternative

Oran, 16 ans plus tard.

          Il y a un vieux dicton qui dit : que le temps semble passer plus vite à mesure que l’on vieillit. Je regarde le calendrier. Cela fait seize ans que nous étions tous à la plage des Andalouses. C’est une surprise mais pas un choc. Kalthoum fêtera bientôt ses dix-sept ans. Ma fille chérie, qui m’aide fidèlement depuis qu’elle est toute petite. Nous sommes toujours ici à Oran. Nous nous sommes habituées l’une et l’autre. Souvent Khadija poursuit un long monologue silencieux avec elle-même. C’est mieux que ses grondements et gémissements. Elle adore sa petite-fille qui est pourrie gâtée.

          D’une certaine manière, ma fille et moi ressemblons à des jumelles siamoises, mais bientôt elle va terminer son baccalauréat. Nous devrons discuter de son avenir et peut-être aussi de notre destin. Toutes ces pensées me troublent. Elle pourrait s’envoler vers une autre ville comme les mouettes sur la plage. Peut-être elle préfèrerait rester plus près ; quelque part à Alger. Beaucoup de ses amies sont confrontées au même problème, et bien sûr les parents aussi. Il y a deux universités à Oran. Mais ma fille ne partira peut-être pas parce que les garçons semblent recevoir les premières offres.

          Kalthoum est très douée en langues, notamment en arabe mais en français et en anglais. Une véritable polyglotte. Je l’aide actuellement dans un projet linguistique intéressant. Le cousin de son amie Maryam souffre d’une perte auditive sévère et il se rend à Oran pour des soins médicaux. Il ne peut communiquer qu’en langue des signes et les filles et moi apprenons la LSA* pour l’aider. Il n’a que six ans, ses cheveux sont roux et il adore rire de mes erreurs. C’est un processus lent, nous sommes débutantes. 

          Parler avec les mains est une révélation, une joie et un soulagement immense. Ma langue intérieure peut maintenant s’exprimer et tout le monde peut mieux me comprend. Même par de petits gestes ; de petites phrases ; de petits messages. Le sens de l’immédiateté, de la spontanéité revient. On peut avoir de petites conversations. Mais rien ne changera jamais. Kalthoum restera toujours ma voix, ma langue.

*LSA, Langue des signes algérienne. 

PAR ANN B

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Un anniversaire

          Cette année, 2055, marque le cinquantième anniversaire de la promulgation de la loi de Réconciliation nationale après la guerre civile algérienne (1992-2002) et le vingtième anniversaire de sa révocation. Pour se souvenir de ces événements, Gallimard a réédité deux ouvrages : Houris, un roman français par Kamel Daoud (2024) et une traduction en arabe de ce même texte par Aïssa Guerdi (2035). Ce qui suit est un bref extrait de l’avant-propos de Guerdi, reproduit ici en français.

          Tout d’abord, je veux exprimer ma reconnaissance profonde à Kamel Daoud, l’auteur de Houris (2024), aussi bien qu’à son éditeur, Gallimard et aux juges qui ont couronné ce roman du prix Goncourt. Dévoué au sujet de la guerre civile algérienne, cet ouvrage révèle au monde les terribles souffrances du peuple algérien aux mains des islamistes radicaux. Il atteste de tout ce qu’ils ont vécu. Personnellement, j’ai vécu cette guerre et je sais que ce récit, même s’il est fictif, est fidèle à ce qui s’est passé. J’y reconnais ma propre histoire et celle de ma famille et de mes amis. Tous les meurtres, toutes les atrocités ont bel et bien eu lieu. Et en grand nombre. Daoud n’exagère pas. C’est un témoin fiable et courageux.

          J’utilise le mot « courageux » à dessein car, après cette « décennie noire », le gouvernement a accordé une amnistie totale aux islamistes et, en même temps, a interdit aux gens de parler des « blessures de la tragédie nationale » par peur de « fragiliser l’Etat… ou ternir l’image de l’Algérie sur le plan international. » (Voir la loi de Réconciliation, 2005). On a libéré les auteurs et condamné au silence les victimes. Il n’y a rien de juste dans cette loi. Rien. Pourtant, ce n’est que cette année, 30 ans plus tard, que la loi a été abrogée et que je suis libre, finalement, de faire publier cette traduction de Houris.

          C’est un moment important. Pour la première fois, Houris apparaît légalement dans notre propre pays, Al-Djazâ'ir, la terre où ces événements épouvantables ont eu lieu. Pour la première fois, les victimes de cette guerre civile entendent leurs tourments décrits à haute voix et dans leur langue maternelle, en arabe, une des deux langues officielles de Al-Djazâ'ir. Comme vous le savez bien, le tamazight est, depuis 2002, l’autre langue nationale et j’anticipe le jour où Houris apparaîtra dans cette langue aussi. Mais dans ces pages, vous lirez le récit en arabe, non la langue classique de Mahomet, mais dans l’arabe populaire, la langue que l’on entend dans les rues, la langue qui porte les traces de notre histoire récente jusqu’à aujourd’hui. Formulée dans le vernaculaire, cette traduction interrompt le long silence et brise encore et plus fort le tabou cruel qui interdit de dire la vérité. J’espère que la multitude d’exilés, ceux qui ont osé dire la vérité, oseront rentrer chez eux. On les attend. 

PAR ERIN GABRIELLE WHITE

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Passage à l’âge adulte

Vivant toujours à Oran, dix ans depuis sa naissance, lafille d’Aube est sage et compétente, capable de tout gérer pour sa chère maman. 

          Je m’appelle Kalthoum et ma mère est muette. M’man et moi, nous nous comprenons parfaitement. Tout. Pas besoin de mots. Toute ma vie, même avant que je puisse me rappeler, nous pouvions partager des signaux, des regards pleins de sens, des attitudes, des petits gestes de la main, pour communiquer. Mes babillages insensés de bébé, les moins sonore, elle pouvait les comprendre et elle pouvait instantanément répondre à tous mes besoins. Peu à peu j’apprenais à parler et chaque mot la ravissait. Au début j’ai dit des noms : cerise, datte, abricot, couscous, makroudi, berceau, poupée. Plus tard des sentiments : faim, soif, chaud, froid, heureuse, triste. Et les couleurs, ma préférée est le rose, elle aime le bleu. Je peux parler avec ma grand-mère, Khadija, ou avec Aïssa, à tout moment, mais les conversations les plus profondes sont toujours avec M’man. Quelquefois nous dansons ensemble, les danses traditionnelles avec des voiles, ou des danses improvisées quand nous tourbillonnons et piquons vers le sol comme les mouettes du ciel bleu d’Oran, jusqu’à ce que nous ayons les têtes qui tournent et nous tombions en riant. La danse nous rend heureuses.

          Maintenant, je suis une grande fille qui va à l’école. Mes institutrices sont gentilles et concernées pour cette petite fille, enfant d’une mère handicapée. J’adore les leçons et fais de bon progrès, mais chaque jour j’ai hâte de rentrer chez nous pour bavarder. M’man est toute oreilles : câlinées sur le canapé avec les petites histoires drôles pour les enfants qui commencent à lire, je les lui lis. Les calculs lorsque je fais de l’arithmétique, elle compte très rapidement avec les doigts. Elle admire les dessins en rouge, jaune, bleu et vert, quelquefois peints de mes doigts. Elle écoute les histoires amusantes de mes copains.

          Et soudain je suis plus grande. Les leçons parlent de la géographie de notre belle ville Oran au bord de la mer. Et l’histoire de notre pays, occupé par les Français pendant 130 ans, maintenant libéré après la guerre, quand presque tous les Pieds-noirs sont partis pour la France. Aïssa fait allusion à un épisode sombre, la guerre civile, qui s’est passé plus tard. Le visage de M’man s’est assombri. Elle a vécu cette guerre. Elle se rappelle les torturés, les atrocités, les massacres. Elle a souffert, elle-même, égorgée et cordes vocales coupées. Elle a perdu la voix.

          Je suis encore jeune mais je devrai agir comme une grande pour soutenir ma pauvre M’man. Elle est blessée de corps et d’esprit, mais, en moi, elle trouve sa joie. Sa voix.

PAR ANGELA LOW

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