Annie Ernaux

Textes composés par les étudiants
du cours ATELIER DE LECTURE ET ECRITURE CREATIVE,
inspirés d'un extrait de 'Les Armoires vides' par Annie Ernaux

La journée vide

L'odeur du Brut après-rasage flotte dans la maison jusqu'à mes narines, annonçant le retour de mon père après une journée à son bureau. II est avocat et il est spécialisé en droit de la famille.
Il y a quelque chose de mécanique et de sinistre dans ses actions. J'ai un petit frisson en entendant le clic clac de ses chaussures. Son visage est sans expression, ses cheveux brillants à cause du gel qu'il applique avec minutie chaque matin. Toujours de mauvaise humeur, il commence sa litanie de plaintes. « Il y avait un couple aujourd'hui qui m'a vraiment ennuyé. Plus on a d'argent, plus on est gourmand. Ils se sont battus à la fin pour un perroquet ! »
Je sais très bien qu’il a travaillé dur, aussi dur que ma mère, peut-être même plus intensément, mais finalement c'est lui qui prépare le dîner, étant très bon cuisinier ; l'odeur des herbes qu'il cueille soigneusement dans le jardin embaume la maison.
Ma mère, quant à elle, elle est coiffeuse et elle travaille dans un salon dont elle est gérante.
Elle est d’une beauté extraordinaire. Elle a un sens de la mode qui la distingue des autres femmes de son époque. Elle met ses cheveux en chignon, exposant ses pommettes saillantes et son teint pêche et crème. Elle porte toujours un pantalon capri à pois et à revers serré, qui montre ses jambes longues et sveltes. Ma mère est toujours exaspérée quand elle parle de sa journée de travail. Elle croise les bras sur son chemisier à manches bouffantes. « Aujourd'hui il y avait une dame qui n'avait pas la chance d'être belle. » Elle insiste pour moi : « Je voudrais une coiffure ruche à la Brigitte Bardot. Franchement, quelle idée ! J'en ai marre des clientes qui veulent toujours des coiffures impossibles. » Souvent, avant le dîner, des clients de ma mère viennent chez nous ; ce sont ceux qui n'ont pas eu le temps de venir au salon pendant la journée. C’est un moyen pour ma mère de gagner un peu d'argent supplémentaire.
Pendant ce temps, mon père met la table et prépare le dîner sans se presser.
L’odeur savoureuse du repas me procure le seul plaisir d’être ici, en famille, et me fait oublier un instant l’atmosphère triste et morose qui règne toujours dans notre maison et qui me donne envie de fuir.

PAR AMANDA

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Chasseur de rats

Jessica et Cecil habitaient à Brisbane dans les années trente. Elle était femme d’intérieur et vendeuse ; il était chasseur de rats et musicien.

Ma mère a fini sa journée au magasin McWhirters et elle rentre chez nous où elle résume son rôle de femme et de mère, sans s’arrêter parce qu’elle anticipe l’arrivée de son mari. « Dépêche-toi, chérie, Papa va arriver vite, voici des légumes, aide-moi à éplucher les pommes de terre et les chokos, je dois me refaire une toilette ». Maman disparait dans la salle de bains, et je commence à peler les pommes de terre et il y a bien entendu les chokos, les courges sans goût, dont les vignes croissent librement dans les barricades à l’arrière-cour de notre petite maison en location.
Maman revient et autour d’elle un parfum de Soir de Paris, qui se mélange à une bouffée de Bon Ami, contractée en essuyant rapidement la cuvette et la baignoire. J’adore ma mère, brunette, les yeux bleus en amande, la taille élancée, sérieuse et gracieuse. Elle est belle, plus belle que toutes les autres mères à l’école. Une ambiance de compétence, de contrôle et de calme nous enveloppe.
Soudain la porte s’ouvre et mon père se précipite dans la pièce, ses vêtements d’ouvrier sales, son chapeau de guingois. « Bonsoir, mes chéries, j’ai rapporté des rats, fraichement tués, pour le dîner. J’ai pris goût aux rats rôtis en France dans les tranchées ». Il ouvre son sac et nous montre le contenu, pas de rats, mais deux lapins prêts à cuire. Papa rit à gorge déployée, en me faisant un clin d’œil. « Dépêche-toi, Cecil, va prendre ta douche. Cesse de choquer ta fille avec ces blagues absurdes ». Papa, comme d’habitude, lui obéit. C’est lui qui est toujours sûr de lui, irrépressible en face des désastres, grands et petits : un gouvernement reconnaissant lui a donné à lui, un héros de guerre, une ferme qu’il a dû abandonner à cause du manque d’eau pour ses vaches ; le seul travail possible pour lui était de devenir chasseur de rats pour la municipalité. Jamais dépressif, il a toujours ses deux grands amours, ma mère et son trombone.
Après la douche, un nouveau Papa revient, son pantalon à la mode et sa chemise blanche avec son nœud papillon. À table se succèdent les histoires du magasin racontées vivement par ma mère et celles de la chasse de rats embellie par la verve par mon père. Puis départ pour son autre travail, celui sans paye, dans une bande jazz avec ses amis. Papa nous embrasse. « Nous t’aimons », lance Maman et je me sens heureuse et chérie.

PAR CARMEL MAGUIRE

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Pierre et Marie

Le couple est Pierre et Marie Curie, la narratrice est Irène Curie.

Mes parents sont différents de la plupart des gens, ils travaillent ensemble avec des produits chimiques. C’est un travail important pour le gouvernement, mais mon père dit qu’ils ne paient pas bien. Ils ont un laboratoire dans le cinquième arrondissement près de l’université. « Travailler dans ce hangar est impossible, il n’est pas étanche. » Ma mère est aussi médecin et parfois elle est aussi prof de français ; c’est plutôt déconcertant. Ma mère ne s’intéresse pas aux vêtements ou à la mode mais elle est passionnée par l’hygiène. « La propreté vaut mieux que la piété. » Elle veut toujours que les draps soient bien blancs sur le fil à linge et que nous portions des sous-vêtements propres tous les jours. « Le savon de Marseille est notre préféré » Bien que ma mère n’aime pas se maquiller, elle adore l’eau de Cologne de Roger et Gallet « Si rafraîchissant, et en plus cela enlève l’odeur chimique ! Maman nous parle polonais mais Papa parle toujours français, c’est pareil avec nos cousins, peut-être le français était plus facile pour les gosses. Mon père est un homme très gentil, très génial, avec une tonne de patience. C’est lui qui apporte un coup de fraicheur chez nous en fin de journée. Il est probablement plus intelligent que ma mère, mais il reste modeste et de bonne humeur malgré tous les revers. Mes parents essaient de ne pas discuter du travail au dîner, et nous prenons des repas simples, parfois avec une saveur polonaise parfois française, mon père semble reconnaissant chaque soir. Quand j’avais cinq ou six ans, la famille a découvert que mes parents étaient célèbres. Ils ont gagné deux prix ensemble, un à Londres et un en Suède.
Maman nous dit que c’est le prix Nobel, Papa plaisante que la famille est déjà noble !! Notre vie change complètement, on a plus d’argent, on déménage dans une plus grande maison avec une cuisinière. Nous sommes si fiers, et mes parents sont heureux. On fait des balades à vélo, ma mère est moins réservée, plus étendue, et Papa nous fait un câlin tous les soirs. Tout notre monde s’est effondré quand mon père est mort. Nous avons perdu notre génie aimant et attentionné, toujours plein d’éloges, toujours avec une épaule sur laquelle on pouvait se reposer. Ma mère a enterré son chagrin en poursuivant ses recherches. « La vie n’est pas facile, il faut avoir de la persévérance. » Cette devise nous a aidés tout au long de notre vie.

PAR ANN B

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Les placards del’enfance

Dans cette biographie, récemment publiée, Anne Eaux explore son enfance. Ce qui suit est un bref extrait du chapitre consacré à ses parents, à sa mère, une femme au foyer et son père, un avocat ambitieux.

C’est l’heure du dîner. Ma mère fait des efforts timides de nous ramener à l’ordre. « Paul, Alain, rentrez à l’intérieur, s’il vous plaît. Lavez-vous les mains. Marie, mets la table. Votre père va bientôt rentrer. » Sa voix tremble. Tout doit être prêt.
En remuant le ragoût sur la poêle, je donne le biberon au bébé. La bouteille est presque vide. Je vais mettre le poupon au lit dans un instant. J’espère qu’elle ne pleurera pas et ne dérangera pas la quiétude. Pas ce soir. La table est mise, les garçons se lavent les mains, le ragoût est cuit, les légumes rôtis, parfaitement, ma mère est assise à table avec son dernier verre de sherry. « Range la bouteille. »  Obéissante, je range le xérès Roses au fond de son armoire à vêtements. 
Ma mère est l’élégance personnifiée… Et l’épuisement… Grande et mince, elle se déplace lentement… ses mouvements naturellement gracieux… même lorsqu’elle sirote son cinquième sherry ou nourrit le bébé. Ses vêtements, toujours bien coupés et bien choisis, épousent son corps comme un gant. Ses cheveux, noirs et épais, sont portés généralement dans un rouleau français à la nuque…
Je l’admirais. Je l’adorais. Je voulais être comme elle quand je serais grande. Mais ce soir-là, je me sentais mal à l’aise. Encore plus que d’habitude… Je m’en souviens bien. L’examinant, comme je le faisais chaque soir pour discerner tout signe de détresse, je remarquais sa main manucurée avec les longs ongles peints Schoolhouse Red d’Elisabeth Arden, posée de manière protectrice sur son ventre. Je le regarde attentivement. Oui, la bosse révélatrice est là, j’en suis sûre… Je gémis intérieurement…pas un autre, sûrement pas…
L’horloge murale indique 18h30. Mon père entre. L’ordre personnifié, mon père. Et autorité. Il nous fait un bref signe de tête « Bonsoir à tous », il prend place en haut de la table, se tient derrière sa chaise, s’arrête, s’éclaircit la gorge, baisse la tête, fait la signe de la croix, récite la grâce avant le repas, lentement et délibérément, s’assied, retire sa serviette de table du rond de serviette, touche son couteau et sa fourchette, regarde autour de la table, sourit et me regarde « Va chercher le meilleur champagne, le Dom Pérignon, de l’armoire frigorifique. » Ma mère sourit. Nous respirons tous. Le cabinet d’avocats lui a donné une promotion.  
Mes parents font tourner les têtes. Mes amies disent qu’elles aimeraient avoir des parents comme les miens. Je suis fière d’eux. Même si parfois j’aimerais avoir des parents un peu moins parfaits.

PAR ERIN GABRIELLE WHITE

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