Alain Robbe-Grillet

Textes composés par les étudiants
du cours ATELIER DE LECTURE ET ECRITURE CREATIVE,
inspirés par 'Djinn' d'Alain Robbe-Grillet.

Une nuit noire mais non orageuse

J’arrive exactement à l’heure fixée : il est six heures et demie. La nuit tombe rapidement. Soudain la maison est devenue noire. Qu’est-ce que c’est ? La porte n’est pas fermée. J’entre en poussant la porte, qui n’a plus de serrure mais elle s’ouvre avec un bruit grinçant. A l’intérieur, la chaleur du milieu de l’été a totalement disparue. L’air est froid et humide, un brouillard semble émerger des murs et, sans lampe de poche, je ne peux pas discerner la disposition de la maison. Les mains en avant, je marche très timidement dans un couloir, quand subitement je sens l’effleurement, le long des jambes, de quelque chose à poil. Mon dieu, est-ce que c’est le démon familier d’une sorcière ? Une latte de plancher pousse un cri comme une âme au supplice. Crispée de peur, je tombe à plat ventre, un chat miaule, un perroquet crie à tue-tête, et le monde disparaît. . .
Deux yeux brillants et perçants me regardent au niveau de mon nez. En levant la tête, je suis prise de vertige. Cesse de rouler, ô bateau d’horreurs ! Peu à peu, le brouillard dans la salle et dans ma tête commence à se disperser. Je me tiens droite, et je vois une figure tout près : un homme, portant un chat noir. Il est grand et a de l’embonpoint, une tête chauve et un visage à coups de hache. Il prend le chat dans ses bras et il m’offre un bras pour m’aider. Peut-être est-il le géant qui, dans des contes de fées, quelquefois assistait les sorcières ? Et puis il rit de tout son cœur : la lumière entre à flots : et une voix chaude dit.
« Bonsoir. Entrez. Je m’appelle Moïse. Vos amies m’ont envoyé parce qu’elles craignaient que vous soyez le propriétaire. »
« Enchantée, Monsieur Moïse, merci pour le subjonctif, mais puis-je suggérer un autre commandement ? à la première rencontre, défense de faire mourir de peur une invitée » .

PAR CARMEL MAGUIRE

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Le jardin secret

J’arrive exactement à l’heure fixée : il est six heures et demie.
Le temps est pluvieux : de grandes gouttes d’eau tombent d’un ciel de plomb. Il fait un vent d’orage et les nuages courent à toute allure à travers la voûte céleste. J’arrive haletante à la porte du jardin clôturé, une grande porte en bois, émaillée de gros clous. Le jardin est entouré d’un mur de taille, couvert de quelques plantes grimpantes, luxuriantes, pleines d’épines. Mon attention est attirée par une glycine en floraison, grandiose, à l’arrière-plan. Avant d’essayer d’ouvrir la porte, je prends un petit moment pour découvrir ce qui s’offre à moi à l’intérieur. Derrière la porte de ce jardin mystérieux, j’entends les cris aigus des enfants : les cris de détresse ou non, impossible à dire. Finalement, avec un pas sûr et une main qui ne tremble pas, je pousse la porte grinçante. Un cri de surprise m’échappe. Je vois que j’entre dans une sorte de jardin paradisiaque. Sous un ciel d’été, bleu clair, un soleil radieux et une petite brise, j’arrive à destination.
Tout est sublime ! Quatre ruisselets qui quadrillent le square, nourrissent un bassin avec une fontaine, au centre. L’ambiance résonne du gazouillement de l’eau et des pépiements des rossignols. Je remarque un bosquet de citronniers, d’orangers et un figuier contre le mur à ma droite, et à ma gauche, une oliveraie – comme dans un verger. Au centre de l’espace se trouvent deux petits garçons à califourchon sur leurs bicyclettes. Des jumeaux sûrement : deux petits visages bronzés ; deux chevelures abondantes, châtain, en queue de cheval ; quatre yeux pétillants et espiègles ; et deux bouches gaies et souriantes. Les deux petits messieurs ne portent qu’un short rouge. Je discerne leurs pieds nus couverts de petits bobos. Tout d’un coup, cela me fait revenir à ma propre enfance et aux jours éternels de l’été, accompagnée de mes deux frères, qui construisaient des châteaux de sable au bord de la mer. Un cri me fait remonter à la surface : « Tu as bien suivi nos instructions ! Approche-toi, mais n’oublie pas notre secret, pas un mot à personne ! »

PAR ROSE CHENEY

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Le nom du jeu

J’arrive exactement à l’heure fixée – il est six heures et demie. J’hésite à la porte pendant un instant, peut-être une demi-minute, et la pousse. La porte s’ouvre lourdement et je fais un pas dedans. A l’intérieur, le jour est presque fini mais s’accroche encore à des vestiges de lumière et, bien qu’il y ait une certaine immobilité, le sens d’énergie des vies vécues est toujours présent. Le désordre des morceaux de mobilier m’accueille, des sièges rouges, de la moquette usée, le vieux piano, la poussière. Mon cœur voit tout, les yeux ne comptent pas ici. J’étais ici avant, il y a longtemps, je peux toucher l’air avec les doigts et sentir la vibration des sons émis au fil du temps. Et je suis attiré à nouveau dans ce sortilège, cette autre dimension où tous mes sens passent à la vitesse supérieure. Dans cet état, je suis prêt à recevoir les ordres de l’Etre Supérieur. Mes oreilles maintenant conscientes de tous les signaux, entendent un chuchotement, « il est ici…ci. …ci ». Mais mes yeux capturant une souris qui trottine à travers la pièce me ramènent à moi-même.

J’entends un bruissement à droite, il est assis, la tête baissée, se concentrant sur des papiers sur les genoux. Il écrit. Il ne m’a pas remarquée, mais est-il conscient de moi et choisit-il de me faire attendre ? Ses cheveux châtain frisés deviennent blancs, ces jours-ci il porte une barbe. Ses épaules sont encore larges, désignant la force d’un mâle alpha. Il porte son pull préféré bleu marine celui que je lui ai donné autrefois. Je contemple ses yeux bruns, scintillants, parfois impérieux, quelquefois cruels et dans mes propres yeux, des larmes se forment. Ma bouche est sèche, j’essaie de respirer, j’attendais ce moment-là depuis une éternité. Enfin après avoir fait quelques marques dans les marges sur son bloc-notes, il met sa plume dans la poche et me regarde. Il se lève, s’approche de moi et dit : « A toi de jouer ? »

PAR MARGARITA

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Sacha

J’arrive exactement à l’heure fixée : il est six heure et demie. Il fait une lumière de crépuscule d’automne : une lumière très émotive et séduisante.
Je suis là pour rencontrer une jeune femme avec qui j’ai parlé chez mes amis, les Richards : elle m’a invité à un cocktail ce soir.
Le portail est une grille monstre mais il n’est pas fermé. J’entre en poussant gentiment les barres : étonnant, il est léger. J’entre dans une petite cour plate et vide : au pied d’un grand mur, en face, il y a une porte sans décoration et entrouverte.
Á l’intérieur, tout est silencieux, mais en restant immobile, mes oreilles enregistrent le petit son d’une ancienne horloge, au son régulier. C’est un grand salon de style haussmannien, mais sans meubles à l’exception d’une chaise et une très petite table à côté dans le centre du salon : tous deux dans le style Louis XV. L’horloge est sur la table. Mes yeux s’habituent doucement à la lumière.
Il y a un jeune homme, très beau, sa main sur le dos de la chaise. Il est habillé en soie riche, également dans le style Louis XV.
Je dis : « Bonsoir, je m’appelle Jacques Dupont et j’ai rendez-vous avec Sacha. »
Il répond avec un timbre chaleureux mais un visage immobile : « Bienvenue Jacques, je suis heureuse que vous m’ayez trouvée. Asseyez-vous que je commande du champagne et des canapés. »
Je commence à parler mais son visage appelle le silence. Ma surprise est si forte parce que cet homme ressemble à Sacha, la femme qui m’a envoûté. Il est conscient de l’attente. Sa voix est, en effet, celle d’une jeune femme, chaleureuse et intimite mais pas sexuelle : ses cheveux sont longs.
Une femme âgée, habillée comme une bonne dans un Opéra Comique, entre ; elle met l’assiette de canapés, les deux coupes et le champagne sur la petite table. Elle ne dit pas un mot, ni ne répond à mes salutations.
Je reste assis sur la chaise pendant plus de quinze minutes. Je pense à partir quand soudain, en tournant la tête, ma surprise est extrême. Devant moi se trouve une belle jeune femme dans une robe de soie, magnifique et de style Louis XV.

PAR JK

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Un escalier sinueux

J’arrive exactement à l’heure fixée : il est six heures et demie. Je sonne. Personne ne répond. L’ambiance d’une maison sans habitants, l’aspect repoussant me rend nerveuse. Je vérifie : l’adresse est correcte. Il fait un brouillard omineux.
La porte d’entrée, mi-ouverte, comme une invitation. J’entre dans la maison avec trépidation. L’invasion de toiles d’araignées me donne des frissons dans le dos. Seulement le marmonnement des volets et le vent soufflant, offrant un véritable concert de barres de rouille, donnent un sens de vie. De plus, les fenêtres qui claquent donnent l’impression qu’un esprit hante la maison. Un escalier sinueux m’invite à descendre. Au fond se trouve une trappe.
Je pousse la petite porte, sculptée d’épées, indiquant l’interdiction d’entrer. Je suis face à une chambre secrète, peuplée d’objets d’art, chuchotant la présence de témoins.
Dans la pénombre, j’aperçois une jeune fille aux cheveux châtain clair, les yeux bleus levés en l’air, le visage rond et souriant. Natascha Gottlieb apparaît étonnamment sereine. D’abord, je n’aperçois pas son corps maigre et fragile, enchainée à une chaise longue.
« Asseyez-vous , dit-elle, je suis prisonnière ici depuis l’âge de dix ans »
Cette voix mélodieuse et assurée n’appartient pas à celle d’une prisonnière, et lui attribue une intelligence au -dessus de son âge.
« Dites-moi, dis-je, depuis combien de temps êtes-vous séquestrée ici ? « Huit ans » dit-elle. « Avez-vous tenté de vous échapper ? »Tantôt réfléchie, tantôt souriante, elle continue : « J’étais obsédée par la fuite ; j’ai toujours songé au moment où le temps serait venu de m’enfuir, mais je ne pouvais rien risquer, il était paranoïaque et menaçant » dit-elle, à propos de son ravisseur, Wolfgang Liesegang.
Soumise à un geôlier, une détention de huit longues années aux mains d’un ravisseur qui l’avait enlevée à Vienne, lorsqu’elle prenait le chemin de l’école, alors qu’elle n’avait que dix ans.
Elle continue: « Il m’avait dit qu’il tuerait d’abord les voisins, puis moi, puis se suiciderait ».
Qu’une enfant que tout le pays traumatisé par sa disparition, ait pu être séquestrée pendant huit ans près de Vienne sans que personne ne s’en aperçoive me laissait stupéfait et horrifié.
C’était évidemment la crainte et la discipline de fer que lui imposait son ravisseur qui avait longtemps paralysé Natascha, qui n’était au départ qu’une enfant fragilisée.

PAR AMANDA

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Arrivée à bon port

J’arrive exactement à l’heure fixée : il est six heures et demie. Le soleil vient de se coucher. Je pose ma valise sur la terrasse. J’entre en poussant la porte grinçante.
A l’intérieur, dans l’obscurité, j’ai du mal à m’orienter. Il me semble étrange qu’il n’y ait personne, que tout soit silencieux et que je sente une tranquillité déconcertante. Il est presque impossible de discerner les salles qui composent cette vieille maison. Les formes grisâtres devant moi sont inconnues. J’avance doucement en côtoyant un mur jusqu’au moment où je touche l’interrupteur.
La lumière de cette seule ampoule me permet d’apercevoir l’entassement des pièces dans cette maison modeste : la chambre à coucher, le salon, la cuisinette et le couloir qui, je suppose, mène à la salle de bain et la porte arrière. Je continue vers le salon où je trébuche sur la base large d’un lampadaire : l’éclairage révèle une salle spartiate. Il y a peu de meubles : trois fauteuils de velours rouge arrangés autour d’une table basse, un tabouret capitonné, des rayons presque vides sauf quelques verres en plastique, un cendrier tout neuf et des petits objets. Je remarque une plaque en plâtre rouge et jaune décorée d’une Trinacrie*.
Je m’assieds dans un fauteuil en résistant à la tentation de profiter du tabouret, bien que mes jambes me fassent mal après la marche pénible depuis la gare. Cependant, les murs orange foncé, les tapis rouges à fleurs et la lumière tamisée contribuent à une atmosphère douce qui me met à l’aise. Je ferme les yeux…
Je deviens consciente des coups à la porte et ensuite, des pas dans le couloir. En ouvrant les yeux, j’aperçois un homme souriant, assez basané, qui s’approche. Je me mets debout en essayant de me réveiller rapidement lorsqu’il me dit : « Bonsoir, Madame, soyez la bienvenue en Sicile ! Je m’appelle Roberto Ruffino, le propriétaire des maisons de vacances à Buseto Palizzolo. Nous prenons le dîner en famille tous les dimanches à l’auberge du village. J’ai laissé la porte ouverte pour que vous puissiez vous installer comme chez vous. Je suis content de voir que vous êtes arrivée à bon port. »

* Trinacrie : symbole de La Sicile (une tête de femme, ailée et coiffée d’un nœud de serpents et d’épis de blé, d’où rayonnent trois jambes fléchies, comme saisies en pleine course Wikipédia)

PAR KAREN BRYANT

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Le rendez-vous

J’arrive exactement à l’heure fixée : il est six heures et demie. Je vais rencontrer la mère de mon étudiant, Andrew Driscoll. Elle n’est pas là. Personne. Mais la porte de ma salle de classe est entrouverte. Entrant, j’allume la lumière. Rien. La pièce reste toujours sombre. Peu à peu, sous la clarté sinistre du réverbère, je peux distinguer les objets familiers : les rangées de pupitres, les allées exactes, les formes rectangulaires des affiches aux murs, les larges fenêtres, la lumière terne de l’aquarium… Touchant les pupitres, j’avance à tâtons, entre les rangées. Soudain, je m’arrête, retenant mon souffle. Qu’est-ce que c’est que ça ? Un son ou non ? Une souris, peut-être, un opossum, ou les vers à soie occupés à croquer les feuilles de mûrier. J’arrive au fond de la salle où je cherche l’autre interrupteur. J’allume, et fais demi-tour. « Quoi ?! »

Sur l’estrade, sous mon bureau, à l’avant de la pièce il y a une forme humaine, recroquevillée, immobile. J’hésite. Que faire ? Peut-être devrais-je courir. Il se peut qu’il vaille mieux appeler de l’aide. J’approche avec prudence, lentement, l’œil en éveil, guettant quelque mouvement, prête à fuir… Je m’accroupis auprès de la forme, allongeant la main en avant… Doucement, doucement. Je sens le moindre frémissement sous les doigts. En regardant attentivement, je reconnais la boucle d’oreille, les cheveux longs et noirs. C’est mon étudiant. Un sanglot déchirant perce le silence. Je remarque les mains. Couvertes d’égratignures sanglantes. « Andrew, murmure-je, en l’entourant de mon bras, ô Andrew ! »

PAR ERIN GABRIELLE WHITE

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L’arrivée

J’arrive exactement à l’heure fixée : il est six heures et demie. C’est une maison de plain-pied cernée de haies avec quelques remises à côté. Je gare ma camionnette de compagnie près d’un appentis en piteux état. Je remarque une magnifique Harley Davidson à quelques mètres – flambant neuf, on dirait. Je suis impressionné. Des flocons de neige fondant sur les épaulettes de mon caban noir et dans mes cheveux. Il fait froid. Je frappe à la porte. Personne. Je frappe encore une fois. J’entends le plancher craquer puis un bruit indéfini – métallique peut-être. Par un vasistas, une voix rauque résonne. « Vous êtes qui ? ».
« Je suis un messager d’une compagnie de transport, je viens pour le paquet. » La porte s’ouvre et j’entre dans une pièce faiblement éclairée ; il y a quelques huiliers dans un coin, un vieux fauteuil défoncé aux ressorts rouillés et jaillissants, dans un autre. Au sol, des traces de pas partout dans la poussière. Sur une table de travail, je vois une balance et au moins trois portables. Je sens une odeur particulière dans l’atmosphère, mais je suis incapable de la définir. C’est alors que je remarque cet homme qui m’a laissé entrer. Il a une taille démesurée, un teint bigarré, un veston flétri ; avec un curieux tatouage sur la nuque – une espèce d’arbre à six branches sinueuses réparties comme les rayons du soleil. C’est sûrement un gangster. Je continue à examiner son tatouage avec attention.
Il me dévisage en ricanant. « Vous êtes qui ? Dites-moi la vérité cette fois. Vous êtes un flic ? »
Je réponds d’une voix enrouée par la crainte, griffée par la peur. « Moi, un flic ? Avec ce corps chétif ? ». Il grossit tout à coup la voix. « Je ne suis pas tombé de la dernière pluie. ». Il grille une cigarette tandis que je sors un papier plié de ma poche et le lui tends, mes mains tremblantes parce que j’imagine le pire. En prenant son expression moins dure, il dit « Idiote ! C’est 66 bis que vous voulez, 100 mètres plus loin. ». Il donne un hochement de tête tout en maugréant, « Filez, tout de suite et oubliez tout que vous avez vu, ce soir. D’accord ? Vous avez de la chance. »
Dans la fraîcheur dégrisante de la nuit, une fois à l’intérieur de ma camionnette, hébété de fatigue, mon cœur se desserre un peu : mes muscles moins raides et noueux, je me rends
compte qu’il a raison. Je n’aurais jamais dû venir ici, avant de vérifier les détails ; dans ce bled situé au fin fond de nulle part. Il m’a franchement foutu la frousse, ce type-là.

PAR DC

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L’espoir

J’arrive exactement à l’heure fixée : il est six heures et demie. Courbé sous la force du vent, trempé par la pluie, je pousse la porte. J’apporte dans la salle une rafale de vent et de froid. J’entends une vague de murmures, le court cri d’un enfant. Tout se confond dans la pénombre. Le seul éclairage, faible et jaunâtre, vient d’un lampadaire à l’autre bout de la salle. Devant moi, je peux distinguer une quarantaine de voyageurs clandestins, comme moi. Il y a plusieurs bancs le long des murs, mais la plupart des gens sont assis en groupes sur le sol où certains se serrent les uns contre les autres. En accord avec les ordres, sauf pour les faibles chuchotements ici et là, la salle est calme. Le seul bruit vient du vent qui fouette les vitres. Je sens une odeur des manteaux mouillés. Je m’installe sur le sol, le dos contre le mur. À côté de moi, un homme est allongé sur un journal déplié au sol, les doigts noués sur la poitrine. Il dort, inconscient de mon entrée. En face de lui, une jeune femme, le visage caché par un voile, s’incline vers son bébé qu’elle enveloppe dans les bras. J’entends le murmure de la berceuse qu’elle commence doucement à chanter. Devant moi, un homme regarde brusquement sa montre. Il se demande, peut-être : est-ce que l’espoir de partir ce soir est encore probable ?
L’homme allongé à côté de moi se redresse et je me tourne discrètement vers lui. J’observe ce vieillard qui regarde attentivement la jeune femme et le bébé. Il est vêtu d’un manteau de mauvaise qualité. Il a les cheveux gris et épais, son visage est brun et ridé autour des yeux, et il a les mains rudes d’un travailleur. Il tousse. J’ai l’impression immédiatement qu’il n’est pas en bonne santé. La jeune femme tend la main pour toucher doucement son épaule et je comprends qu’ils sont ensemble, en famille. Il me regarde directement dans les yeux et j’y vois sa fragilité et son inquiètude. À la fois, je vois un homme inaccoutumé à une telle impuissance, évidente partout dans cette salle ; un homme fier et indépendent ; et un homme qui s’occupe depuis toujours de sa propre famille. Je peux imaginer les circonstances qui le rendent prêt à abandonner les ruelles de son village et à sacrifier sa maison, sa communauté et ses moyens d’existence. En fait, moi, je le sais bien. Il faut que tout soit sacrifié. Il faut partir pour trouver ailleurs la sécurité, loin de la guerre. Il n’y a pas le choix ; sinon, la mort est certaine. Tout cela exige d’abord de la résignation, ensuite un sens de fatalisme et, finalement, beaucoup d’endurance. Ainsi qu’un grand espoir : c’est à dire, l’espoir de rencontrer sur le chemin quelqu’un qui souffle doucement sur l’étincelle délicate qui est la vie.
– Je peux vous aider, si vous en avez besoin, lui dis-je.

PAR CM

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